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L'absent

L'absent

Titel: L'absent
Autoren: Patrick Rambaud
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son verre à la main.
    Il avait remis la perruque et la redingote en pointe de
Blacé, mais il avait gardé sa canne. Il demanda au grand maigre :
    — Me prêtez-vous votre lorgnette ?
    — Volontiers, vous nous commenterez les combats.
    L’œil au rond de la lunette, Octave distinguait les sept
canons de Belleville que servaient les artilleurs de la Garde ; des
cavaliers grimpaient en effet la butte, empêtrés par les sarments qu’ils
cassaient, pour dégager les artilleurs d’un flot de Russes qui escaladaient par
le nord-ouest, dans la fumée blanche et les éclats d’obus.
    — Alors ?
    — Il faudrait aller sur place, dit Octave en repliant
la lorgnette qu’il fourra dans sa poche.
    Il se leva, salua légèrement du buste et s’apprêtait à se
fondre dans la foule agitée quand le comédien maigre voulut le retenir par la
manche :
    — Ma lorgnette !
    — Je vous la confisque, monsieur, elle ne vous sert à
rien.
    — Voleur !
    — Espion ! ajouta le rougeaud.
    — Mouchard ! cria l’ingénue.
    Octave balaya la table de sa canne en renversant le punch
brûlant sur leurs genoux. Ils hurlaient mais dans le tumulte personne ne s’en
souciait. Pressé, porté et déporté par les mouvements contraires de la foule,
Octave réussit à remonter les boulevards ; il arriva derrière la dérisoire
barricade de la porte Saint-Denis, très en retrait des barrières.
    Les riverains étaient aux fenêtres ou sur les toits ;
ceux qui avaient fui, faute de voitures, avaient abandonné leurs meubles
descendus sur les trottoirs, et les gardes nationaux les enlevaient pour
renforcer les défenses. Les madriers d’un chantier soutenaient des armoires,
des montants de lits, des chaises, avec des pavés pour colmater. L’arche
monumentale où, sur les piliers, figuraient par ironie des victoires royales,
le passage du Rhin et la prise de Maëstricht en motifs sculptés, était obstruée
par des charrettes ; des tirailleurs s’y embusquaient, l’œil fixé sur la
longue route qui menait des immeubles du faubourg aux jardins de l’enclos Saint-Lazare
et aux bâtiments carrés des messageries, avant les champs en friche parsemés de
fermes, de hameaux et de haies. Sans cesse on entendait le canon, plus fort,
plus proche.
    Octave se jucha sur un fût jeté en travers, il s’accouda aux
sacs de terre qui couronnaient la barricade sous la porte Saint-Denis. À ses
côtés, un rentier chargeait d’inoffensifs pistolets de duel ; son voisin,
un apothicaire en haut-de-forme, épaulait son fusil de chasse en
grognant : « Ils vont la goûter, ma tisane, les bougres ! »
Au loin, des colonnes de fumée noire s’élevaient des villages bombardés au pied
des collines. Des hommes arrivaient en troupeau sur la route, ils portaient des
uniformes roussis, cochonnés par la boue, la cendre et la poudre, le front barré
de linges sanglants, portant des moribonds sur des civières, un drap, un
manteau attaché à des branches.
    Octave et des volontaires sautèrent de leur barricade et les
aidèrent à la franchir, soulevant à bout de bras les blessés qui râlaient. Les
plus atteints étaient couchés aussitôt sur une prolonge d’artillerie à laquelle
s’attelaient des costauds, pour les conduire vers un hôpital, s’ils en
trouvaient un capable de les héberger. Les autres soldats se retrouvaient dans
des ambulances improvisées sous les entrées des portes. Octave y amena un
brigadier très moustachu, anneau d’or à l’oreille, le regard vide ; il le
confia à ces femmes qui déchiraient en lanières leurs tabliers et leurs fichus
pour confectionner des compresses ou des pansements.
    — Ils sont trop, répétait le brigadier.
    — Les Prussiens ? Les Russes ?
    — Ils sont trop. Plus on en tue plus il en revient…
    À cet instant, un cavalier déboucha du boulevard
Poissonnière. Il n’avait plus de casque mais à sa veste verte, au fanion rouge
et blanc de sa lance, Octave reconnut un chevau-léger. L’homme poussait sa
monture dans la foule, renversant hommes et femmes sur son passage. Il était
ivre et hurlait : « Sauve qui peut ! » Cela créa un
mouvement de panique, un recul dans les rues qui descendaient vers la Seine. Peu
après, un obus tomba au milieu de la chaussée, et les belles dames comme les
badauds sans armes s’égaillèrent à la recherche d’un abri ; on courait
partout et n’importe où, on criait ; de nouveaux blessés, civils cette
fois, encombraient les
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