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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards
Autoren: Stephen Wright
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de la table à laquelle ils étaient installés, plutôt mal à l’aise. Ni
l’un ni l’autre n’aurait su évaluer avec exactitude la durée du silence.
« Drôle de façon de perdre un parent, finit par remarquer Wallace, même
quand on ne le connaît que depuis quelques jours.
    — Il avait l’air tellement serein sur ce bastingage,
murmura Liberty presque émerveillé, si loin du monde, comme s’il venait de
s’éveiller d’une longue sieste.
    — Est-ce que je me trompe, ou est-ce que toute cette
tragédie malavisée vient du fait que ce vieux fou appréhendait d’être
transformé en une sorte de moulin à café yankee ?
    — Eh bien, Grand-père chevauchait plusieurs dadas à la
fois, mais effectivement, il avait cette hantise.
    — L’esclavage salarié contre l’esclavage forcé. À
chaque traversée, j’ai entendu ce débat faire rage de la poupe à la proue. Et
devinez quel argument finit par l’emporter ?
    — La question, me semble-t-il, est indissociable du
type et du degré de contrainte qu’implique l’accomplissement d’une tâche.
    — Donc c’est un choix entre le fric et le fouet,
hein ? » Ses sourcils se haussèrent jusqu’au milieu du front.
    « Non. Je reste convaincu qu’il existe une autre
motivation, beaucoup plus impérieuse et puissante.
    — Tiens donc, s’enquit le capitaine sceptique, et
quelle serait au juste cette carotte ?
    — L’amour.
    — L’amour ? » répéta-t-il d’un ton neutre,
tandis que les prémices d’un sourire échouaient à se fixer complètement sur ses
lèvres pâles. Il but une gorgée de bourbon. « Malgré votre sentimentalisme
naïf, je n’arrive pas à croire que vous soyez sérieux.
    — Mais je suis sérieux !
    — Vous suggérez donc que les ouvriers agricoles
pourraient se laisser convaincre de passer douze heures par jour courbés en
deux dans les champs, à cueillir le coton sous un soleil de plomb, rien que par
amour ?
    — Oui, si la terre est à eux.
    — Ça alors ! » Wallace balaya la pièce du
regard comme s’il cherchait du secours. « Je suis démâté, chaviré, échoué.
Il me faut un autre verre. Sacrés Américains ! Vous êtes un éternel
prodige. En grattant un peu, sous le mécanicien, on trouvera toujours un
rêveur. Quelle combinaison impensable et fascinante ! Est-ce le climat,
quelque élément vivifiant dans l’air, qui vous pousse ainsi à parcourir les
bois en perpétuelle extase, à traquer Dieu dans chaque arbre, le paradis sous
chaque pierre ? Face à tant de dynamisme, je me sens tout petit. Eh
bien… » – il leva son verre – « … je bois à vous, monsieur
Fish : à vous, et à votre Amérique. S’il y a le moindre soupçon d’utopie
réalisable encore inaperçu dans un recoin obscur de ce monde, je compte sur
votre peuple pour le débusquer. »
    Ils trinquèrent et burent. Et burent encore.
    Une heure plus tard, Liberty, un peu échauffé, et torse nu,
pérorait d’une voix aiguë et emphatique sur cette lancinante controverse
théâtrale : Othello était-il brun ou noir ? Il défendait
inlassablement la seconde hypothèse, soutenant en outre, à grand renfort de vers
cités de mémoire, que le véritable esclave était Iago. Plus tard, en
s’entendant accompagner Wallace dans un unisson chaotique de la célèbre
complainte Mère, juste avant la bataille, il se dit qu’il était temps de
s’éclipser discrètement ; et c’est ainsi qu’il se saisit d’une bouteille
de rhum inentamée – cadeau du généreux capitaine à Monday – et,
s’appuyant régulièrement aux cloisons qui tanguaient, qu’il regagna sa cabine
d’un pas prudent et titubant. Monday était toujours là où il l’avait laissé, à
scruter un hublot de mer et de ciel d’une obscurité de mauvais aloi, où il
s’attendait toujours, malgré des affirmations contraires répétées jusqu’à
l’exaspération, à voir se matérialiser la vision redoutée qu’il baptisait
« la Nasse », alias Nassau, le plus fourbe port négrier de toute
l’histoire de la fourberie. La mort de l’homme qui durant quarante ans avait
été son maître semblait l’affecter aussi peu que le passage d’une pluie d’été
car, expliquait-il patiemment, en désignant sa tête balafrée et difforme :
« Il est encore vivant ici. Il faut qu’il meure là-dedans aussi. »
    Monday examina sa bouteille de rhum, puis reprit son poste
de vigie.
    « Vous savez, n’est-ce pas, demanda
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