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La nef des damnes

La nef des damnes

Titel: La nef des damnes
Autoren: Viviane Moore
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étaient devenus des condamnés attendant le jour de leur exécution. La jeune fille enjouée de Barfleur avait disparu, cédant la place à une femme au regard et à la beauté tragiques que le Normand n’osait plus aborder.
    — Pourquoi Eleonor et vous ne...
    — Eleonor ne trahira pas la parole qu’elle a donnée aux siens, Tancrède. Et jamais je ne l’y pousserai.
    — Mais elle ne connaît pas ce sire de Marsico ! se récria Tancrède avec fougue.
    — Ne parlons plus de cela, voulez-vous ?
    La voix d’Hugues était douloureuse et Tancrède s’en voulut de n’avoir pas trouvé les mots qu’il fallait. Mais y avait-il des mots ? Le jeune homme ne savait que trop le poids des serments. Celui d’Hugues de Tarse au duc de Pouilles, son père, ne l’avait-il pas engagé pour quinze ans de sa vie ? Qui était-il, lui, Tancrède d’Anaor, pour dire à Hugues ce qu’il devait faire, ou à Eleonor d’abjurer le serment prononcé la main sur la Bible ?
    — Navire à bâbord ! cria soudain la vigie.
    — La barre à tribord toute ! gueula la voix de Bjorn.
    Corato leva le hel, tournant l’étrave du knörr vers la droite. La brume s’était déchirée et, tout d’abord, Tancrède crut que ses yeux le trompaient ou qu’il avait perdu la raison. Le navire qui avait surgi par bâbord avant était le paro vert pâle.
    Un frisson parcourut son échine. Le paro embardait comme s’il venait de toucher un banc de sable et il crut qu’ils allaient entrer en collision. Du mât pendait une voile sale et déchirée. Il n’y avait nul craquement de bois ou de cordage ni bruit de sillage venant de lui.
    Sur la barre était affalée une silhouette maigre et pendant un instant Tancrède aperçut un visage grimaçant recouvert d’une moisissure verdâtre. Puis très vite, la vision s’effaça. La brume s’était refermée.
    — Maître ! fit-il d’une voix rauque. Avez-vous vu ce que j’ai vu ?
    — Oui.
    — Mais ce n’est pas possible, protesta le jeune homme. Après la tempête qu’il y a eu là-bas, ils n’ont pu nous suivre...
    — Et sans doute ne nous suivent-ils pas, répliqua Hugues d’une voix sourde. Trop de sang a coulé sur ce pont, trop de suppliciés ont été suspendus à ce mât, trop de morts jetés dans sa cale... Frère Albéron avait raison de le nommer la nef des damnés. Peut-être son châtiment est-il d’errer à jamais sur cette mer avec son équipage de maudits ?
    Tancrède secoua la tête. Un indicible malaise l’avait envahi à l’idée de cette nef qui tenait une route parallèle à la leur et dont l’étrave allait peut-être les éperon-ner d’un instant à l’autre.
    Il se pencha à nouveau pour scruter le brouillard. En vain.

 
    57
    La Sicile était toute proche, mais encore invisible, masquée par les brumes matinales. Le knörr et l’esnèque étaient passés sous le vent du Stromboli, salués par les gerbes de feu et de lave du volcan. En quelques secondes, une fine pellicule de cendre les avait recouverts, puis le brouillard s’était refermé sur les Éoliennes.
    Enfin, l’odeur était venue. Car bien avant de voir les rivages de la Sicile, Tancrède avait perçu son parfum de fleurs et de fruits. Un parfum qu’il aimait enfant. Qu’il retrouvait enfin.
    Il resta là, immobile, la gorge serrée, à regarder droit devant lui et puis soudain la brume se déchira et ce qu’il prenait pour des nuages devint une côte au-dessus de laquelle se dressait une montagne immense coiffée de fumerolles.
    — Mongibello, la Montagne, l’Etna, murmura son maître qui l’avait rejoint. La forge de Vulcain et l’antre des Cyclopes. Nous rentrons à la maison, Tancrède. Vous aviez cinq ans quand je vous ai conduit hors de chez nous. Vous n’avez pas pleuré. Pourtant, vous perdiez tout. Mais vous avez si fort serré vos poings que vous avez longtemps gardé dans votre paume la cicatrice laissée par vos ongles.
    Incapable d’articuler un mot, le jeune homme regarda ses mains où ne subsistait plus rien de ces anciennes blessures.
    Guidé par son pilote, l’esnèque filait devant eux, sa voile carrée gonflée par le vent du nord qui s’était mis à souffler avec régularité. Ils entraient dans le détroit de Messine, cette passe sinueuse entre la Calabre et la Sicile, tout d’abord orientée au sud-ouest puis au sud. Les navires étaient cernés de falaises et d’écueils.
    Le visage crispé, Corato aligna sa marche sur celle de l’esnèque.
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