La dottoressa

à
perdre haleine dans ses souvenirs amoureux, je songeais souvent au monologue de
M me  Bloom dans l ’Ulysse de Joyce : Et oui j’ai
dit oui je veux bien Oui. Le passé n’était jamais mort pour elle. Un jour, à
Vienne, après le dîner, je suis partie avec elle à la recherche du petit hôtel
proche du chemin de fer, où elle se rendait avec l’acteur Hoffmann. Il avait résisté
aux bombardements et à l’occupation ; mais elle refusa d’y pénétrer, de
peur que le portier de nuit ne reconnût peut-être la jeune fille qui était
venue y faire l’amour, soixante années auparavant.
    Le 23 février 1975, la Dottoressa est morte en exil, dans
cette Suisse qu’elle n’avait jamais aimée. Elle était dans sa
quatre-vingt-dixième année. Elle avait conçu une certaine fierté de la lente
croissance de son livre, sans jamais croire vraiment à sa publication, et elle
fut en mesure d’avoir en main un jeu d’épreuves complet, peu de jours avant de
s’éteindre. Sur la fin, l’esprit de Prométhée s’était apaisé en elle. Le
Président des Immortels en avait fini de jouer avec elle.