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Il neigeait

Il neigeait

Titel: Il neigeait
Autoren: Patrick Rambaud
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Monsieur ?
    — Ce freluquet, gras comme un haricot, qui descend de
la berline des secrétaires.
    — On dirait le fils Roque…
    — C’est lui, j’en suis presque sûr. Je le croyais clerc
chez un avoué, rue du Gros-Horloge.
    — Ça fait si longtemps qu’on n’a pas revu Rouen, dit le
domestique, plaintif.
    La cavalerie de la Vieille Garde prenant le chemin de
Moscou, d’Herbigny n’eut pas le temps de transformer son impression en
certitude. Sébastien Roque sortait en effet de la berline des secrétaires, derrière
les barons Méneval et Fain qui ne quittaient plus leurs habits brodés de
nouveaux maîtres des requêtes. Il avait vingt ans, des yeux mauves, un chapeau
noir à larges bords et cocarde, une ample redingote également noire où se
superposaient plusieurs collets. À Rouen, son père possédait une filature de
coton, mais avec le blocus maritime anglais les marchandises ne passaient
plus ; comme les autres industriels de la région, il avait dû réduire de
moitié sa production. Sans avenir immédiat chez son père, Sébastien avait alors
travaillé auprès de Maître Molin, un avoué. Il se serait volontiers contenté de
cette vie paisible jusqu’à l’ennui, car il n’avait guère d’ambition :
jeune homme mal taillé à la mesure de son siècle, sans engouement militaire, il
se savait peu doué pour la guerre ; il préférait une vie civile sans
couleurs, mais avec ses deux jambes, ses deux bras, aucun éclat d’obus dans le
ventre. Le pays n’était peuplé que de veuves, d’estropiés et de marmots ;
les batailles dévoraient les hommes. Sébastien considérait le monde comme un
chaos dont il fallait se garer.
    Il avait eu de la persévérance pour éviter l’enrôlement.
Grâce au soutien d’un cousin, concierge au ministère de la Guerre, à Paris, il
devint surnuméraire puis commis titulaire près du général Clarke, peu aimé, qui
dirigeait l’administration centrale loin des hostilités. Sébastien appréciait
ce général frisé, la tête ronde posée sur un col en tuyau, qui le préservait
des combats. Pendant une année il vécut dans une routine irresponsable et
douillette, jusqu’au jour du printemps précédent, un mercredi, il s’en
souvenait, où sa belle écriture lui joua un tour. L’un des aides du baron Fain,
secrétaire de l’Empereur, venait de tomber malade. Il était urgent de le
remplacer. On réunit les commis du ministère, on leur dicta un texte, on
ramassa les copies. Parce qu’il formait ses lettres avec élégance, Sébastien
Roque fut choisi. Voilà pourquoi, en voulant l’éviter, il se retrouvait à la
guerre… Il regardait briller les coupoles de Moscou quand une voix
l’appela :
    — Monsieur Roque ! L’heure n’est pas à rêvasser.
    Le baron Fain le prit par le bras et le poussa dans une
calèche découverte. Il se serra entre un maître d’hôtel lugubre et le cuisinier
Masquelet. Sa Majesté prenait des dispositions, il passerait la nuit dans ce
faubourg, mais il dépêchait des gens de sa maison pour préparer son
installation au Kremlin. Le baron Fain envoyait donc son commis, avec la charge
d’aménager un secrétariat le plus près possible des appartements de l’Empereur,
à portée de sa voix. Plusieurs calèches se remplirent ainsi d’employés. Un
détachement de la gendarmerie d’élite leur ouvrit la route.
     
    L’hôtel Kalitzine imitait par sa colonnade un temple grec,
comme le Club Anglais du boulevard Stratsnoï. À la porte noble, deux molosses
aboyaient ; muscles tendus, colliers de fer à piquants, ils tiraient sur
les chaînes qui les attachaient à des anneaux scellés, ils bavaient, lançaient
des regards jaunes, mauvais, montraient leurs crocs. D’Herbigny, bras tendu,
visait la gueule du premier de son pistolet lorsqu’un des battants s’ouvrit sur
un majordome en perruque ; il portait une livrée et tenait un fouet :
    — Non non ! Ne les tuez pas !
    — Tu parles français ? s’étonnait le capitaine.
    — Comme la bonne société.
    — Laisse-nous entrer et tiens tes fauves !
    — Je vous attendais.
    — Tu plaisantes ?
    — Les circonstances ne s’y prêtent pas.
    Il fit claquer sa lanière de cuir. Les dogues prirent une
pose de sphinx mais grognaient en sourdine. D’Herbigny, Paulin et un groupe de
dragons entrèrent avec méfiance dans un vestibule dallé, derrière le
majordome : son maître, le comte Kalitzine, était parti le matin avec sa
famille et les
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