Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Il neigeait

Il neigeait

Titel: Il neigeait
Autoren: Patrick Rambaud
Vom Netzwerk:
bâtiments en pierre blanche, des palais de brique, des jardins touffus où
sinuaient des allées, envahis de fleurs sauvages, de rochers biscornus, de
belvédères, de ruisselets. On n’entendait que le pas des chevaux dans cette
ville riche et morte qui impressionnait les dragons. Ils étaient nerveux. Ils
se demandaient d’où viendrait la mauvaise surprise, le coup de feu d’un tireur
embusqué, des obusiers russes pointés à l’angle d’une avenue. Bien sûr,
l’importante cavalerie de Murat était déjà passée, mais demeurait un doute,
l’idée confuse d’un piège. Le capitaine crut apercevoir la silhouette d’un
homme devant le perron d’un palais ; ce n’était qu’une statue en bronze qui
tenait un candélabre de vingt bougies éteintes. Ils contournaient maintenant un
lac bordé de grosses villas ; chacune possédait un débarcadère, des canots
de couleurs vives arrimés à des poteaux. Plus loin, sur le parvis d’une église
colossale coiffée d’un dôme en ardoise, ils levèrent les yeux, alertés par un
cri et un froissement d’ailes : tout en haut, un rapace s’était jeté dans
les chaînes dorées qui reliaient des clochetons ; plus il se débattait,
plus il se ficelait.
    — On croirait l’aigle de la brigade, osa un dragon.
    — Pour le délivrer faut l’tuer, dit un autre en levant
son fusil.
    — Silence ! répliqua le capitaine d’une voix
fâchée. Et toi, bougre de crétin, baisse ton arme !
    — Écoutez…
    Ils tendaient l’oreille, distinguaient un vague
piétinement ; des gens devaient marcher en bande ; tout résonnait
dans ces rues sans vie. Le capitaine disposa ses cavaliers démontés à l’abri
d’un jardin feuillu, prêts à épauler. Une procession déboucha au carrefour.
    — Sont des péquins…
    — Ils ont pas d’armes.
    — Qui parle russe ? demanda le capitaine.
Personne ? Allez, ouste, on y va !
    Ils sortirent ensemble des taillis, fusils pointés sur les
bourgeois, une vingtaine, d’apparence inoffensive, qui leur faisaient des
signes et pressaient l’allure. L’un d’eux, grassouillet, chauve avec des pattes
de cheveux grisonnants sur le côté des joues, les appela d’une voix
fluette :
    — Ne tirez pas ! Nous ne sommes pas des
Russes ! Ne tirez pas !
    Les deux troupes se rencontrèrent au milieu du parvis.
    — Qu’est-ce que vous faites ici ?
    — Ces messieurs sont français comme moi, dit le gros.
Ceux-ci sont allemands, celui-là italien.
    Il désignait ses compagnons en redingotes sombres, bas,
souliers à cordons, avec des chaînes de montre comme des guirlandes aux gilets.
    — Nous travaillons à Moscou, monsieur l’officier. Moi
je suis Sautet, Monsieur Riss est mon associé.
    L’associé ôta son chapeau de loutre pour saluer. Il avait le
crâne aussi lisse que son collègue, dont il partageait l’embonpoint, la
couperose et le costume. Sautet continuait, cérémonieux :
    — Nous dirigeons la plus grande entreprise de librairie
française de tout l’Empire, monsieur l’officier. Et voici Monsieur Mouton, un
imprimeur, Monsieur Schnitzler, renommé dans le négoce des fourrures…
    D’Herbigny interrompit les présentations pour interroger le
phraseur. Où diable restaient les habitants ? Pouvait-il ramener des
boyards à son Empereur ? Et l’armée de Koutouzov ? L’armée avait
traversé Moscou sans s’arrêter ; on avait vu des officiers pleurer de
rage. Ce matin, avant l’aube, le gouverneur Rostopchine avait organisé l’exode
de la population, une jolie mêlée de civils, icônes en tête, qui chantaient des
cantiques et se lamentaient en embrassant des croix. Il y eut des scènes
affreuses que Sautet suggéra mais n’osait raconter :
    — Monsieur Mouton va vous dire ce qu’il a enduré.
    — Je suis vivant par miracle, reprit ce dernier qui
tremblait. Sous prétexte que j’avais tenu des propos injurieux envers le Tsar,
des policiers m’ont traîné devant le comte Rostopchine. Je n’étais pas seul. Il
y avait aussi un jeune Moscovite dont je connaissais le père, un marchand, eh
bien on l’accusait d’avoir traduit une proclamation de l’empereur
Napoléon ; en fait, je le sais, il n’avait traduit que des extraits du Correspondant
de Hambourg, et dedans, il y avait parmi d’autres choses la fameuse
proclamation, moi-même je l’ai lue, je suis imprimeur, n’est-ce pas…
    — Nous le savons…
    — Donc, c’était le fils d’un notable, ce jeune,
Vom Netzwerk:

Weitere Kostenlose Bücher