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Il neigeait

Il neigeait

Titel: Il neigeait
Autoren: Patrick Rambaud
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du sang aux cheveux, se
redressa, bondit contre les chevaux que le cocher fouetta ; les chevaux le
renversèrent à nouveau, il roula sous la calèche ; on l’entendit beugler,
des os craquèrent, la voiture tressauta. Entassés sur le sol, des essaims de
vagabonds considéraient ce spectacle sans qu’on pût voir dans leurs regards
autre chose que de l’hébétude. Leur aspect farouche donnait des frissons, mais
en découvrant l’air libre ils avaient aussi trouvé de sérieuses réserves
d’eau-de-vie et en demeuraient amorphes. Ils ne bougèrent même pas quand leur
congénère écrasé se tordit sur le pavé. Sébastien était blanc comme un pierrot,
il avait froid et chaud, baissait les yeux, ses dents se choquaient et il se
frottait le bras endolori.
    — Un vrai cannibale, votre agresseur, plaisantait le
cuisinier. Il vous aurait volontiers dévoré le bras !
    — Ce sont des ours, pas des humains, considéra le
maître d’hôtel d’un air savant, le doigt en l’air.
    Ce qui semblait une banalité aux autres domestiques
effrayait le jeune homme. Dès que le baron Fain lui confiait une mission, et
qu’il devait s’éloigner de l’entourage impérial, il se méfiait de tout. Le
danger rôdait autour des armées. Disparaître jeune ? Quelle était cette
gloire dont on ne profitait pas ? L’Opéra, oui, c’était brillant, et s’il
avait eu de la voix… Zut ! Sébastien avait envie de connaître l’une après
l’autre les saisons de sa vie, il voyait dans la jeunesse un hiver, espérait le
printemps, quand les énergies se déploient avec l’âge. L’héroïsme ne le
fascinait guère, mais où étaient les héros ? Les officiers songeaient à
leur avancement ; les hommes n’étaient pas venus en Russie de leur plein
gré, beaucoup avaient accepté l’uniforme pour manger. En France, le blé se
raréfiait, on distribuait aux indigents du riz jeté dans de l’eau bouillie, qui
ne satisfaisait personne. Les vols se multipliaient. Des ouvriers sans emploi
mouraient de faim. À Rouen, on ne trouvait plus que du pain à la farine de
pois, et à Paris, l’Empereur dépensait des sommes extravagantes pour en
maintenir le prix à seize sous les quatre livres afin d’éviter les
révoltes ; des intrigants spéculaient sur les grains, ils accentuaient la
famine pour s’enrichir. Les plus optimistes avaient cru à une guerre rapide,
que la Grande Armée entrerait à Pétersbourg en juillet, mais non, et les hommes
fatigués avaient même souhaité une défaite pour en finir ; ils se
vengeaient sur Moscou.
    Le cortège des employés franchit enfin la porte
simili-gothique de la forteresse, parmi un flot de militaires qui trimbalaient
des meubles pour s’établir. À l’intérieur des murailles rouges, le Kremlin
présentait un assemblage de styles monumentaux, cathédrales à minarets et clochers
sphériques, monastères, palais, casernes, un arsenal où l’on venait de dénicher
quarante mille fusils anglais, autrichiens et russes, une centaine de canons,
des lances, des sabres, des armures médiévales, des trophées arrachés naguère
aux Turcs et aux Perses dont les soldats s’affublaient autour des bivouacs de
la grande esplanade.
    Le préfet Bausset, les poings aux hanches, un museau pâle
comme s’il était poudré, avait précédé son personnel sur l’escalier de pierre
qui occupait la façade du palais : « Ces messieurs du service
particulier de Sa Majesté, suivez-moi. » Il grimpa cet escalier à la
vénitienne jusqu’à une vaste terrasse qui dominait Moscou. Les appartements des
tsars y ouvraient leurs portes-fenêtres sans volets ni rideaux. Sébastien Roque,
le cuisinier Masquelet, valets, tapissiers, entrèrent dans le futur logis de
l’Empereur comme à la visite, en ôtant leur chapeau. Ils passèrent un
interminable salon que des colonnes et des trépieds coupaient en deux avant
d’arriver à la chambre à coucher, un long rectangle avec des fenêtres à pic sur
la Moskova, des moulures dédorées, un baldaquin, des tableaux italiens et
français d’autres siècles. Il y avait des bûches dans les cheminées. Les
pendules marchaient.
    — Messieurs les valets s’installeront dans la pièce
voisine, ici, à gauche. La cloison est très mince, Sa Majesté n’aura pas à
lever la voix pour appeler.
    — Les secrétaires ? demanda Sébastien.
    — On pourrait aménager leur permanence dans le salon
attenant, mais seuls les appartements du Tsar sont
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