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Eugénie et l'enfant retrouvé

Eugénie et l'enfant retrouvé

Titel: Eugénie et l'enfant retrouvé
Autoren: Jean-Pierre Charland
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développé une petite expertise. Il se pencha sur l’appareil, fit tourner la roue, secoua un peu la courroie. A l’origine, ces moulins à coudre étaient actionnés par un engin à vapeur. En 1909, cet équipement capricieux avait été retiré. Depuis, de petits moteurs électriques équipaient chacun des postes de travail. La tige devant communiquer le mouvement rotatif s’était cassée net.
    — Il va falloir faire venir le mécanicien pour réparer, déclara le chef d’atelier d’une voix chargée de dépit.
    — Et moi ? interrogea la grosse femme.
    — Nous n’avons pas d’autres moulins. Vous devez rentrer chez vous.
    — Mais j’ai déjà perdu des jours la semaine dernière ! Si je ne couds pas, je ne gagne pas.
    Comme dans toutes les entreprises semblables, on la payait à la pièce. Pour pouvoir couvrir le coût de son taudis et nourrir ses enfants, elle devait pouvoir se fier à un équipement solide.
    — Madame Champagne, vous le voyez tout comme moi, c’est cassé. Je ne peux rien y faire.
    — Vous pouvez en parler au vrai patron. Ces machines datent de Mathusalem. Il faut en acheter d’autres.
    Elle exagérait un peu. Cet atelier avait ouvert ses portes en 1897, soit trente et un ans plus tôt. Si la bâtisse avait été reconstruite une décennie plus tard, le matériel demeurait, la plupart du temps, d’origine.
    — Soyez assurée que je n’ai pas attendu votre conseil.
    Voilà des années que je demande à monsieur Picard de tout changer. Il ne peut se le permettre.
    Les couturières les plus proches tendaient l’oreille.
    Toutes connaissaient des interruptions de travail à cause de ces problèmes techniques répétés. Leur frustration montait au fil des mois.
    — Alors, je dois partir...
    La travailleuse semblait incapable de croire à un pareil acharnement du sort. Elle se résolut à prendre le sac en papier brun lui servant à apporter son repas et quitta les lieux sans se retourner. Son après-midi ne serait pas gâché en vain: la couturière passerait par tous les ateliers de couture de la Basse-Ville afin d’offrir ses services.
    Fulgence Létourneau prit le temps de couvrir la machine défectueuse avec une large toile, comme si l’air ambiant pouvait l’abîmer davantage. Les ouvrières, depuis leur poste, le surveillaient discrètement avec un sourire chargé de sens. Plusieurs, parmi les plus anciennes, ressentaient un peu de pitié pour le pauvre homme se démenant depuis plus de trois décennies pour faire fonctionner ces ateliers. Les autres éprouvaient surtout du mépris pour un directeur aussi inhabile à mener son affaire.
    Quand il eut terminé, le gérant se redressa, contempla la grande pièce avec les machines alignées, cinq de front, huit de profondeur. Toutes faisaient face au petit bureau aux parois de verre. Entre autres tâches, il devait surveiller le personnel et assurer le maintien de la cadence.
    Dans une autre salle de la même grandeur, une trentaine de personnes, pour la plupart des hommes, s’occupaient à confectionner des manteaux de fourrure. Ceux-là formaient des équipes bien rodées, aussi payées à la pièce. Ils se passaient sans mal de sa présence.
    Tout cet effectif s’affairait dans des locaux mal entretenus, sales, torrides en été et glacials en hiver. En ce second jour de juillet, dans cet espace confiné, le thermomètre s’élevait au-dessus des quatre-vingt-dix degrés à midi.
    L’homme n’eut pas le cœur d’aller constater si la petite colonne de mercure s’était allongée encore. A en juger par la sueur malsaine qui lui collait la chemise au dos des omoplates aux reins, cela était bien probable.
    Pourtant, Fulgence s’entêtait à garder sa cravate serrée autour de son cou trop maigre et les poignets de ses manches bien attachés. Souvent, il lui semblait que seul ce code vestimentaire témoignait encore de son statut de patron.
    En regagnant son cagibi encore plus mal aéré que le reste de ces aménagements, le directeur sortit un mouchoir de sa poche pour s’éponger le front.

    *****

    Dans le travail de livraison, couvrir une longue distance devenait une bénédiction. Le trajet sur la banquette du petit camion Ford se muait en période de repos payé. Napoléon conduisait, un autre privilège de l’ancienneté. L’été précédent, Jacques Létourneau avait bien observé comment son compagnon d’alors
    s’y
    prenait.
    Il
    ne
    doutait
    pas
    d’avoir
    l’occasion de s’asseoir derrière le
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