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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle
Autoren: Victor Serge
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un étudiant
juif de Kiev et un vieux boutiquier ruiné de Berditchev, logés dans une cave de
la Sûreté, accueillirent l’Isaaksohn avec des ricanements. Quand ils le rencontraient
dans les rues de Tchernoé, auparavant, ils détournaient ostensiblement la tête.
En prison ils le regardèrent bien en face : sa barbiche grêle, les poches
fripées qu’il avait sous les yeux, son teint maladif. Ce fut lui qui détourna
la tête.
    – Ça vous a bien avancé, lui dit l’étudiant, de trahir
la nation juive et d’écrire contre nous tant de saloperies… Hein ?
    Le pédagogue surmonta une brusque envie de gémir, mais
répondit sentencieusement :
    – Jeune homme, je vous souhaite de comprendre un jour que
le salut du prolétariat juif est dans la révolution socialiste et que le
sionisme est une idéologie bourgeoise et corrompue, ya, ya, eine korrumpierte kapitalistische Ideologie … Et maintenant,
je vous prie de ne plus m’adresser la parole…
    Les deux sionistes se détournèrent de lui avec mépris, et
commencèrent entre eux un long débat sur les origines, les causes, les formes, les
conséquences morales et sociales de la trahison de certains éléments pourris de
la nation juive, ah ! tout à fait pourris « comme une main morte de
lèpre, comme un nez effondré dans une plaie syphilitique… » Ils
poursuivirent cet horrible entretien tout le temps qu’ils ne dormirent pas, pendant
quarante heures. Isaaksohn les écouta sans dire mot avec un morne visage
ratatiné, qu’il croyait impassible, mais qui était mou comme celui d’une poupée
de chiffons. Au bout d’un jour et demi, la porte s’ouvrit et les chrétiens
entrèrent.
    Une enquête superficielle révélait à Knapp l’existence à
Tchernoé de croyants de plusieurs sectes dangereuses, principalement formées d’anciens
déportés envoyés aux Eaux-Noires, les uns sous l’ancien régime, les autres sous
le nouveau. Knapp, pour sonder leurs consciences politiques, fit arrêter les
vingt-trois plus suspects. Il se trouva parmi ces derniers deux Castrats, Skoptzi,
de vieux cordonniers ; et chez l’un des deux, l’on saisit un coffret de
bois contenant dans du vieux linge jauni un membre viril tout desséché, des
ciseaux, un couteau. Il y avait une très vieille femme qui avait connu le père
Illiodore et déjà passé pour une sainte dans un camp de concentration ; elle
vendait sur le marché des paniers en osier, tressés de ses mains, et les gens
la vénéraient ; des artisans, hommes et femmes de la secte des Flagellants,
Khlisty, chassés du Baïkal trois ans auparavant et ils y étaient venus chassés
de l’Oural six ans auparavant ; enfin des Baptistes, les plus nombreux, les
plus suspects parce qu’ayant correspondu avec l’Amérique, reçu des dollars, envisagé
de bâtir une Cité du Soleil en Sibérie, ils paraissaient des ouvriers
ordinaires, mais qui ne buvaient ni ne juraient, chose bien extraordinaire ;
on arrêta même un Silencieux, robuste pêcheur de quarante ans, à la barbe
peignée, au sourire paisible, qui ne parlait jamais sauf en rêve, de sorte que
son entourage même finissait pas le croire muet à l’état de veille ; seulement,
il entendait tout, une gravité malicieuse veillait au fond de ses yeux et il
fut tel dans le cabinet de Knapp, incliné avec dignité, les deux mains croisées
sur la poitrine, signifiant d’un signe de tête qu’il savait lire et écrire, oui,
mais ne voulait ni lire ni écrire…
    – Ce sont des gens du moyen âge, dit Knapp à Fédossenko,
car ils se sentaient, eux, des hommes de l’âge scientifique.
    Surmené, la face cireuse, Knapp dormait cinq heures par nuit,
tant il avait d’affaires à suivre. Ses sous-chefs procédaient la nuit aux
arrestations. L’affaire des salaisons fit arrêter les cinq dirigeants et vingt
ouvriers du syndicat commercial du poisson. Trente tonneaux de poisson salé
envoyés à la région pourrissaient en raison d’une salure insuffisante : le
syndicat affirmait, pièces à l’appui, avoir en vain réclamé du sel, même gris, au
trust étatisé du sel. La moitié des quantités fournies, inférieures de 40 %
aux besoins, avait vraisemblablement été dérobée par les ouvriers, puis vendue
aux petites coopératives des pêcheurs, dont les salaisons restaient mangeables.
D’où venait, en outre, le sel livré à la spéculation sur le marché ? Il
eût fallu arrêter aussi les deux employés du trust du sel, mais flairant
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