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Quand un roi perd la France

Quand un roi perd la France

Titel: Quand un roi perd la France
Autoren: Maurice Druon
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pour beaucoup, un temps de bonheur. Mais
voilà ; en notre siècle maudit, à peine la guerre finie, c’est la peste
qui commence.
    Vous avez été plutôt épargnés en
Périgord… Certes, mon neveu, certes, vous avez payé votre tribut au
fléau ; oui, vous avez eu votre part d’horreur. Mais ce n’est rien à
comparer avec les villes nombreuses et entourées de campagnes très peuplées,
comme Florence, Avignon, ou Paris. Savez-vous que ce fléau venait de Chine, par
l’Inde, la Tartarie et l’Asie mineure ? Il s’est répandu, à ce qu’on dit,
jusqu’en Arabie. C’est bien une maladie d’infidèles qui nous a été envoyée pour
punir l’Europe de trop de péchés. De Constantinople et des rivages du Levant,
les navires ont transporté la peste dans l’archipel grec d’où elle a gagné les
ports d’Italie ; elle a passé les Alpes et nous est venue ravager, avant
de gagner l’Angleterre, la Hollande, le Danemark, et d’aller finir jusque dans
les pays du grand Nord, la Norvège, l’Islande. Avez-vous eu ici les deux formes
de la peste, celle qui tuait en trois jours, avec fièvre brûlante et
crachements de sang… les infortunés qui en étaient atteints disaient qu’ils
enduraient déjà les peines de l’enfer… et puis l’autre, qui faisait l’agonie
plus longue, cinq à six jours, avec de la fièvre pareillement, et de gros
carboncles et pustules qui venaient aux aines et aux aisselles ?
    Sept mois de rang, nous avons subi
cela en Avignon. Chaque soir, en se couchant, on se demandait si l’on se
relèverait. Chaque matin, on se tâtait sous les bras et à la fourche des
cuisses. À la moindre chaleur qu’ils se sentaient dans le corps, les gens
étaient pris d’angoisse et vous regardaient avec des yeux fous. À chaque
respiration, on se disait que c’était peut-être avec cette goulée d’air-là que
le mal vous pénétrait. On ne quittait nul ami sans penser « Sera-ce lui,
sera-ce moi, ou bien nous deux ? » Les tisserands mouraient dans leur
échoppe au pied de leurs métiers arrêtés, les orfèvres auprès de leurs creusets
froids, les changeurs sous leurs comptoirs. Des enfants finissaient de mourir
sur le grabat de leur mère morte. Et l’odeur, Archambaud, l’odeur dans
Avignon ! Les rues étaient pavées de cadavres.
    La moitié, vous m’entendez bien, la
moitié de la population a péri. Entre janvier et avril de 1348, on compta
soixante-deux mille morts. Le cimetière que le pape avait fait acheter en hâte
fut plein en un seul mois ; on y enfouit onze mille corps. Les gens
trépassaient sans serviteurs, étaient ensevelis sans prêtres. Le fils n’osait
plus visiter son père, ni le père visiter son fils. Sept mille maisons
fermées ! Tous ceux qui le pouvaient fuyaient vers leur palais de campagne.
    Clément VI, avec quelques
cardinaux dont je fus, resta dans la ville. « Si Dieu nous veut, il nous
prendra. » Et il fit rester la plupart des quatre cents officiers de
l’hôtel pontifical qui ne furent pas de trop pour organiser les secours. Le
pape servit des gages à tous les médecins et physiciens ; il prit à solde
charretiers et fossoyeurs, fit distribuer des vivres et prescrivit de bonnes
mesures de police contre la contagion. Nul alors ne lui reprocha d’être large à
la dépense. Il tança moines et nonnes qui manquaient au devoir de charité
envers les malades et les agonisants… Ah ! j’en ai entendu alors des
confessions et des repentirs chez des hommes bien hauts et puissants, même
d’Église, qui venaient se nettoyer l’âme de tous leurs péchés et quêter l’absolution !
Même les gros banquiers lombards et florentins qui se confessaient en claquant
des dents, et se découvraient soudain généreux. Et les maîtresses des
cardinaux… eh oui, eh oui, mon neveu ; pas tous, mais il y en a… ces
belles dames venaient accrocher leurs joyaux aux statues de la Sainte
Vierge ! Elles se tenaient sous le nez un mouchoir imprégné d’essences
aromatiques et jetaient leurs chaussures avant de rentrer chez elles. Ceux-là
qui reprochent à Avignon d’être ville d’impiété et comme la nouvelle Babylone
ne l’ont pas vue pendant la peste. On y fut pieux, je vous l’assure !
    L’étrange créature que
l’homme ! Quand tout lui sourit, qu’il jouit d’une santé florissante, que
ses affaires sont prospères, son épouse féconde et sa province en paix, n’est-ce
pas là qu’il devrait élever sans cesse son âme
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