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L'univers concentrationnaire

L'univers concentrationnaire

Titel: L'univers concentrationnaire
Autoren: David Rousset
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masses obscures piétinent. Très tard, on entendra encore le rythme mat des
tapes sur les cuisses et sur le dos, la lutte stérile contre le froid. Et, après,
encore de longs jours vides avant le départ.
    A Neuengamme, les maîtres font mieux. Les hommes sont
enfermés dans la cour entre le Revier et les Douches. Kapos et Vorarbeiter
montent la garde aux issues. Des remous parcourent la foule inquiète. Les
matraques tombent régulièrement sur les corps mous. Les fonctionnaires gueulent.
Les bottes cognent. Vêtements en tas sur le terrain, les hommes nus. Cinquante
peuvent se tenir, les poitrines coincées, les côtes pressées, dans la salle de
douches. La sueur ruisselle sur les peaux. Les lèvres grimacent. Une vapeur
lourde, une odeur infecte. Dehors, les trois ou quatre cents qui restent s’agglomèrent
en boule contre la porte. Un essaim de bêtes engluées de cire. Des soubresauts
de cette masse gélatineuse, des piétinements, des cris, des coups de poing
muets, des jurons en russe, en allemand, en polonais, en français. Les corps
nus fouettés par le froid s’enfoncent dans d’autres corps nus. Il faut s’arracher,
se hisser, s’accrocher désespérément à des épaules. La masse opaque recule, avance,
titube et geint. Malheur à qui sortira parmi les derniers : son couteau, sa
cuillère, ses chaussures, son pantalon ou sa veste auront disparu. Et les coups
inévitables au bout de la route. Mais le transport sera prêt.
    Les hommes sont réunis tout en haut de la Grand’Place, près
de la porte principale, dans l’attente des wagons. Pour la centième fois, on
les compte. La grande cité silencieuse et fermée, à leurs pieds. Chevauchant un
immense espace, la muraille de Chine électrisée, avec ses tours et ses
mitrailleuses qui se répondent de loin en loin au-dessus des coupes sombres des
sapins. Les blocs de pierre massifs, témoignage d’une géhenne construite pour
la durée. L’étagement des baraques en bois. Tout en bas de la côte, le Bordel
et le Revier, et le Block de pierre 46, celui des cobayes. Assis dans la neige,
les casseurs de cailloux, les paupières brûlées de froid, le buste immobile, le
geste mécanique : visages vides. Une prostituée au bras d’un Kapo monte en
riant. Le chien du S.S., une bête racée, pleine de majesté naturelle, flaire
avec une indifférence hargneuse ceux qui vont partir. Dans l’air gris, la fumée
du Krematorium. De l’autre côté de la route, sous le bois, l’ours encagé est
triste. Les hommes attendent. Demain, le travail dans les mines, à quelques
centaines de kilomètres.

III

DIEU A DIT QU’IL Y AURAIT UN SOIR ET UN MATIN
    Tous les matins, avant l’aube, le marché des esclaves. Les
Gummi frappent les crânes, les épaules. Les poings s’écrasent sur les visages. Les
bottes tapent, tapent, et les reins sont noirs et bleus et jaunes. Les injures
tonitruent. Des hommes courent et se perdent dans les remous. D’autres pleurent.
D’autres crient. Les concentrationnaires se cognent, s’enrouent de jurons, se
chassent d’un Kommando à l’autre. L’aube lentement froide, en quelque saison
que ce soit. Les équipes de travail se forment. Kapos et Vorarbeiter, des
négriers. Leur alcool du matin : frapper, frapper jusqu’à la fatigue
apaisante. A quatre heures, le sifflet mitraille le sommeil. La matraque secoue
les lenteurs. L’atmosphère du dortoir est gluante. Les insultes installent la
journée dans les cerveaux, en français, en russe, en polonais, en allemand, en
grec. La longue attente heurtée, bousculée, criarde, pour le pain et l’eau
tiède. Maintenant, sur cinq, zu fünf. Un peu avant six heures, le S.S. va
passer en revue les équipes de travail. Il se tient là, devant les hommes gris,
un poing sur la hanche, les jambes écartées, le fouet, une longue lanière de
cuir tressée, dans l’autre main. Les bottes brillent, claires, nettes, sans une
trace de boue.
    La dure et lente journée faite d’anxieuse attente et de faim.
Pelles, pioches, wagonnets, le sel épais dans la bouche, dans les yeux, les
blocs à enlever, les rails à placer, le béton à fabriquer, transporter, étendre,
les machines à traîner, et S.S., Kapos, Vorarbeiter, Meister, sentinelles, qui
frappent jusqu’à la fatigue apaisante.
    Lorsque les Américains approcheront, ce sera la fuite
obligatoire, insensée, vers nulle part. Des wagons de cent cinquante, cent
soixante hommes, une faim hideuse au ventre, la terreur dans les
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