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L'univers concentrationnaire

L'univers concentrationnaire

Titel: L'univers concentrationnaire
Autoren: David Rousset
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pisda Khoueva. Il avance les lèvres dans une moue de dédain, le
grand Toni, et les Russes rient de lui, mais ça leur flatte l’échine. Toni Brüncken,
une brute sadique, notre Blockführer. Un jour, il a fouetté toutes les femmes
détenues : quatre cents. La dernière passée, il s’est effondré sur une
chaise, épuisé et radieux. Iopa twoyou mate… Les disputes s’empoignent. On
a donné aux hommes un pain de seize cents grammes à partager entre dix-huit. Les
groupes se heurtent, s’acharnent autour de balances rudimentaires fabriquées
par les Russes et les Polonais. Ils ont, avec le pain, vingt-cinq grammes de
saucisson. C’est le repas du soir. Le sifflet du Blockæltester vrille le
tumulte. Dans la Schreibstube, le silence s’est fait un moment. La voix ensuite
est reconnaissable entre toutes. Le Kammerkapo, dit le Judas, escroc de
profession et Schläger n° 1. Le sourire du Kammer est connu de tous. Ses
pairs eux-mêmes le détestent. Mais il parle doucement, toujours obséquieux, traînant
sur les mots avec des lèvres minces, qui mentent malgré elles. Dans la Stube
zwei, Emil Künder raconte, la voix sourde : « Maintenant, le camp, c’est
un sanatorium. Autrefois, on était quatre comme aujourd’hui à pousser un
wagonnet. Mais, sur le wagonnet, il y avait un S.S. Et il fallait courir. Si on
ne courait pas assez vite, alors le S.S. frappait. Le soir, pour rentrer au
Block, il fallait écarter du pied les cadavres sur la place. » Emil Künder
est un ancien dirigeant du parti communiste allemand. Il a vécu des années dans
les camps. Il a une charpente solide malgré sa maigreur. Il peut encore porter
sur les épaules deux sacs de ciment. Et, dans sa démarche, on retrouve le
balancement du marin de Hambourg de sa jeunesse. Mais toute sa structure est
celle d’un homme d’appareil obstiné et rusé. Trois fois, il a frôlé la corde. Dans
la Schreibstube, ça commence à hurler maintenant. Hans, surnommé le bouledogue,
frappe à coups réguliers avec le fouet de Toni. Le Russe crie. Il en est ainsi
tous les soirs. Walter est entré et puis Kurt. Walter a dit quelques mots en
Plattdeutsch à Emil. Walter compte quatorze années d’internement, dont six de
cellule solitaire et huit de camp ; Kurt, dix ans de camp. Kurt a voulu
trois fois se suicider et, chaque fois, une lettre de sa femme est arrivée à
temps. Des heures durant, après lui avoir enchaîné les poignets dans le dos, on
l’a pendu ainsi, les épaules brisées, les muscles déchirés, le corps pesant d’une
lourdeur moment après moment plus grande, plus lucide aussi, avec une angoisse
envahissante comme une ivresse. Il est le père, quelque part, d’une fille qui
maintenant est une femme. Il fut fonctionnaire régional communiste. Walter
était un terroriste connu sous la république de Weimar. Il a un humour cruel
construit de mépris. Maigre et courbé, comme bossu, le visage mordu d’une
morsure intime, Walter, Kapo de Schacht Marie, arpente d’un pas égal et muet
les galeries solitaires brutalement éclairées et vides : rien que des
parois de sel sans issue. La raillerie des lèvres épuise une attente désespérée.
Walter est aujourd’hui un personnage shakespearien.
    La Stube est envahie. Otto fut autrefois un accouchement
bouffon. Sa laideur d’homme mûr est d’un tragique qui contraint au rire. Le
visage ne connaît jamais la paix. Ses traits grimacent sans repos, tendus de
tics inquiets. Sa haute stature se disloque et se traîne, lasse d’être stupide.
Il pose sur les êtres d’énormes yeux stupéfaits qui mendient. Dans les couloirs
dantesques de Bartensleben, à cinq cents mètres sous terre, il frappe en
aveugle les malheureux de son Kommando. Il frappe, frappe éperdument, par peur.
Otto, le Vorarbeiter, a peur de tout : du Kapo, des Meister civils, des
Posten. La nuit, encore, il a peur dans ses rêves. Max le boulanger : une
puissance romaine. C’est un homme de la Bible. Il marche comme une force
naturelle avec la même indifférence et une grande avarice de paroles. Mais, un
soir, il nous a longuement entretenus, Martin, Lorenz et moi. Il parlait très
dignement, avec des pauses, des retours en arrière, la sûreté lente de celui
qui communique un message. De ses mains mortes, il montrait Hitler, image de la
bête apocalyptique vouée à la destruction. Max, le Kapo, vit dans la sécurité
des prophètes. Calmement, depuis dix ans, il hante les camps ; jamais il
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