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L'Occupation

L'Occupation

Titel: L'Occupation
Autoren: Annie Ernaux
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un
relâchement physique, je baignais dans la béatitude de la vérité révélée. Enfin
la souffrance changeait de corps. Je me délestais provisoirement de ma douleur
en imaginant la sienne.
     
     
    Un samedi soir, rue Saint-André-des-Arts, m’est revenu le
souvenir des week-ends passés avec lui dans ce quartier, sans joie
particulière, dans la résignation d’un rituel sans surprise. Il fallait donc
que l’image de l’Autre, le désir que cette Autre avait de lui soient dotés
d’une force immense pour avoir balayé l’ennui et tout ce qui m’avait poussé à
rompre. A cet instant, j’ai convenu que le cul, ici le cul de l’autre femme,
était la chose la plus importante du monde.
    Aujourd’hui, il me fait écrire.
     
     
    Sans doute, la plus grande souffrance, comme le plus grand
bonheur, vient de l’Autre. Je comprends que certains la redoutent et
s’efforcent de l’éviter en aimant avec modération, en privilégiant un accord
fait d’intérêts communs, la musique, l’engagement politique, la maison avec un
jardin, etc., soit en multipliant les partenaires sexuels, considérés comme des
objets d’un plaisir détaché du reste de la vie. Pourtant, si ma souffrance me
paraissait absurde, voire scandaleuse par rapport à d’autres, physiques et
sociales, si elle me paraissait un luxe, je la préférais à certains moments
tranquilles et fructueux de ma vie.
    Même, il me semblait qu’ayant traversé le temps des études
et du travail acharné, du mariage et de la reproduction, payé en somme mon
tribut à la société, je me vouais enfin à l’essentiel, perdu de vue depuis
l’adolescence.

 
     
    Aucune de ses paroles n’était anodine. Dans « j’ai
travaillé à la Sorbonne » j’entendais « ils travaillent
ensemble à la Sorbonne ». Toutes ses phrases étaient matière à un
décryptage incessant, à des interprétations que l’impossibilité de vérifier
rendait torturantes. Celles auxquelles je ne prêtais pas d’abord attention
revenaient dans la nuit me ravager d’un sens brusquement lumineux et
désespérant. La fonction d’échange et de communication qu’on attribue
généralement au langage était passée au second plan, remplacée par celle de
signifier et de ne signifier qu’une chose, son amour à lui pour elle ou pour
moi.
     
     
    J’établissais une liste de griefs passés à son égard. Chaque
reproche noté me procurait une intense et fugitive satisfaction. Quand il
m’appelait quelques jours après, je renonçais à énumérer cette somme accablante
de torts, soupçonnant qu’on ne peut reconnaître ceux-ci sans espérer de cette
reconnaissance un profit quelconque. Or il n’avait plus rien à me demander,
sinon peut-être que je lui fiche la paix.
     
     
    Par la remarquable capacité du désir à utiliser comme
argument tout ce qui le sert, je m’appropriais sans vergogne les clichés et
idées reçues traînant dans les magazines. Ainsi je me persuadais que la fille
de cette femme supporterait mal la présence d’un amant beaucoup plus jeune que
sa mère, ou bien elle tomberait amoureuse de lui, la vie commune deviendrait
intenable, etc.
    En marchant ou en me livrant à un travail ménager répétitif,
j’échafaudais des raisonnements destinés à lui démontrer qu’il s’était mis dans
un piège, qu’il devait revenir à moi. Dissertations intérieures où les
arguments s’enchaînaient sans effort et sans fin, dans une fièvre rhétorique
que tout autre sujet n’aurait pas suscitée. Les scènes érotiques que je
déroulais interminablement au début de notre relation et auxquelles j’évitais
maintenant de resonger puisqu’elles ne pourraient pas se réaliser, tous ces
rêves de plaisir et de bonheur avaient laissé la place à un stérile et aride
discours de la persuasion. Dont le caractère artificiel m’apparaissait lorsque,
ayant réussi à le joindre sur son portable, il réduisait à néant ma
construction logique d’un sobre et perspicace, « je n’aime pas qu’on me
mette la pression ».
     
     
    La seule chose vraie, et je ne la dirais jamais,
c’était : « Je veux baiser avec toi et te faire oublier l’autre
femme. » Tout le reste était, au sens strict, de la fiction.
     
     
    Dans mes stratégies argumentatives, une phrase surgissait,
qui me paraissait éblouissante de vérité, « tu acceptes la sujétion de
cette femme comme jamais tu n’aurais accepté la mienne ». Cette vérité me
paraissait
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