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L'Occupation

L'Occupation

Titel: L'Occupation
Autoren: Annie Ernaux
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dans les
universités, voulait voir à quoi je ressemblais. J’ai demandé tout bas à mes
deux voisins qui était cette femme. Ni l’un ni l’autre ne la connaissait. Elle
n’est pas revenue l’après-midi. À partir de ce moment, j’ai vu l’autre femme
dans la brune anonyme du colloque. J’en éprouvais du repos, même du plaisir.
Puis j’ai commencé de penser que les indices étaient insuffisants. Plus que de
ceux-ci – certes avérés, il y a des témoins –, c’était d’avoir trouvé dans
cette salle silencieuse de colloque universitaire un corps, une voix et une
coupe de cheveux conformes à l’image que je portais en moi, d’avoir rencontré
l’idéaltype forgé et entretenu dans la détestation depuis des mois que je
tenais ma conviction. Il y avait autant de chances que l’autre femme soit
timide, blonde et frisée, s’habille de rouge en 44, mais je ne pouvais tout
simplement pas le croire, celle-là n’avait jamais existé dans ma tête.
     
     
    Un dimanche, j’ai marché dans les rues vides du centre de P.
Le portail du Carmel était ouvert. J’y suis entrée pour la première fois. Un
homme était étendu de tout son long sur le sol, face contre terre, les bras en
croix, psalmodiant à voix haute devant une statue. A côté de la douleur qui
clouait cet homme, la mienne ne me paraissait pas vraie.
     
     
    Parfois j’entrevoyais que s’il m’avait dit brusquement,
« je la quitte et je reviens avec toi », passé une minute d’absolu
bonheur, d’éblouissement presque insoutenable, j’aurais éprouvé un épuisement,
une flaccidité mentale analogue à celle du corps après l’orgasme et je me
serais demandé pourquoi j’avais voulu obtenir cela.

 
     
    L’image de son sexe sur le ventre de l’autre femme survenait
moins souvent que celle d’une vie quotidienne qu’il évoquait
précautionneusement au singulier et que j’entendais toujours au pluriel. Ce
n’étaient pas les gestes érotiques qui allaient le souder le plus à elle (cela
se pratique continuellement et sans suite sur la plage, un coin de bureau, dans
les chambres louées à l’heure), mais la baguette de pain qu’il lui rapportait
pour le midi, les sous-vêtements mélangés dans le panier à linge sale, le
journal télévisé qu’ils regardaient le soir en mangeant des spaghettis à la
bolognaise. Hors de ma vue, un processus de domestication, lent et sûr, avait
commencé de l’enserrer. A coups de petits déjeuners partagés et de brosses à
dents dans le même verre, une imprégnation mutuelle qu’il me semblait porter
sur lui, physiquement, de façon impalpable, un air de vague réplétion que la
vie conjugale donne parfois aux hommes.
    La force de cette sédimentation silencieuse des habitudes,
que j’avais tant redoutée lors de ma relation avec lui, me paraissait
inexpugnable, justifiant l’obstination de certaines femmes, quitte à en être
énervées, insatisfaites, voire malheureuses, de mettre l’homme qu’elles veulent
s’attacher dans leurs meubles.
     
     
    Et quand j’avais envie d’échanger avec lui au téléphone des
phrases du genre de celles qu’on se murmurait avant, « tu aimes la queue,
dis – Pas la queue, ta queue », etc., j’y renonçais. Ce serait simplement
pour lui des obscénités refroidies, inaptes à émouvoir son sexe, puisque, comme
cet homme marié accosté par une pute, il aurait pu me répondre, « merci
bien, j’ai ce qu’il me faut à la maison ».
     
    De plus en plus, à certains moments, il m’apparaissait
fugitivement que je pourrais faire cesser cette occupation, rompre le maléfice,
aussi simplement qu’on passe d’une pièce dans une autre ou qu’on sort dans la
rue. Mais quelque chose manquait, dont je ne savais pas d’où cela viendrait –
du hasard, du dehors, ou bien de moi-même.

 
     
    Un après-midi, j’étais avec lui dans un café du côté de
Saint-Philippe-du-Roule. Il faisait un froid glacial et la salle était mal
chauffée. De la place où je me trouvais, je voyais juste mes jambes dans l’une
des glaces ovales ornant bizarrement le bas du comptoir. J’avais mis des
chaussettes trop courtes et le pantalon relevé découvrait une bande de peau
blanche. C’était tous les cafés de ma vie où j’avais été triste à cause d’un
homme. Celui-ci était, à son habitude, évasif et prudent. On s’est quittés au
métro. Il allait retrouver l’autre femme, rentrer dans un appartement que je
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