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L'Occupation

L'Occupation

Titel: L'Occupation
Autoren: Annie Ernaux
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yeux brillants sous
ses cheveux frisés, se vantant d’avoir dans son sommeil des orgasmes qui la
réveillaient. Aussitôt c’est l’autre femme qui a pris sa place, l’autre femme
que je voyais et entendais, exsudant la sensualité et les orgasmes à
répétition. C’était comme si toute une catégorie de femmes aux capacités
érotiques hors du commun, arrogante, la même que celle dont les photos
radieuses ornent le « Supplément Sexe » pour l’été des magazines
féminins, se levait triomphalement – dont j’étais exclue.
    Cette transsubstantiation du corps des femmes que je rencontrais
en corps de l’autre femme s’opérait continuellement : je la « voyais
partout ».
     
     
    S’il m’arrivait de tomber, en parcourant la rubrique de
faire-part du Monde ou des pages d’annonces immobilières, sur une
mention de l’avenue Rapp, ce rappel de la rue où vivait l’autre femme
obnubilait brutalement ma lecture, que je poursuivais sans en comprendre le
sens. A l’intérieur d’un périmètre incertain, allant des Invalides à la tour
Eiffel, englobant le pont de l’Aima et la partie calme, huppée, du VII e ,
s’étendait un territoire où, pour rien au monde, je ne me serais aventurée. Une
zone toujours présente en moi, entièrement contaminée par l’autre femme, et que
le pinceau lumineux du phare de la tour Eiffel, visible des fenêtres de ma
maison sur les hauteurs de la banlieue ouest, me désignait obstinément, chaque
soir, en la balayant avec régularité jusqu’à minuit.
     
     
    Quand, pour une obligation quelconque, je devais me rendre à
Paris, dans le Quartier latin où, après l’avenue Rapp, la probabilité de le
croiser en compagnie de cette femme était la plus grande, j’avais l’impression
de me trouver dans un espace hostile, d’être surveillée de tous les côtés, de
façon indéfinissable. Comme si, dans ce quartier que j’emplissais de
l’existence de cette femme, la mienne n’avait pas sa place. Je me sentais en
fraude. Marcher boulevard Saint-Michel ou rue Saint-Jacques, même si j’y étais
contrainte, c’était exposer mon désir de les rencontrer. Dans l’immense regard
accusateur que je sentais peser sur moi, c’est Paris tout entier qui me
punissait de ce désir.
     
     
    Le plus extraordinaire dans la jalousie, c’est de peupler
une ville, le monde, d’un être qu’on peut n’avoir jamais rencontré.
     
     
    En de rares moments de répit, où je me sentais comme avant,
où je pensais à autre chose, brusquement l’image de cette femme me traversait.
J’avais l’impression que ce n’était pas mon cerveau qui produisait cette image,
elle faisait irruption de l’extérieur. On aurait dit que cette femme entrait et
sortait de ma tête à sa guise.
     
     
    Dans le film intérieur que je me déroule habituellement – la
figuration de moments agréables à venir, une sortie, des vacances, un dîner
d’anniversaire – toute cette autofiction permanente anticipant le plaisir dans
une vie normale était remplacée par des images jaillies du dehors qui me
vrillaient la poitrine. Je n’étais plus libre de mes rêveries. Je n’étais même
plus le sujet de mes représentations. J’étais le squat d’une femme que je
n’avais jamais vue. Ou, comme m’avait dit un jour un Sénégalais à propos de la
possession dont il se croyait l’objet de la part d’un ennemi, j’étais
« maraboutée ».
     
     
    Je ne me sentais délivrée de cette emprise qu’en essayant la
robe ou le pantalon que je venais d’acheter en prévision de ma prochaine
rencontre avec W. Son regard imaginaire me rendait à moi-même.
     
     
    J’ai commencé à souffrir de ma séparation avec lui.
    Quand je n’étais pas occupée par l’autre femme, j’étais en
butte aux attaques d’un monde extérieur s’acharnant à me rappeler notre passé
commun, qui avait maintenant le sens d’une perte irrémédiable.
     
     
    Soudainement apparaissaient dans ma mémoire, sans relâche et
à une vitesse vertigineuse, des images de notre histoire, telles des séquences
de cinéma qui se chevauchent et s’empilent sans disparaître. Rues, cafés,
chambres d’hôtel, trains de nuit et plages tournoyaient et se télescopaient.
Une avalanche de scènes et de paysages dont la réalité était, à ce moment-là,
effrayante, « j’y étais ». J’avais l’impression que mon cerveau se
libérait à jets continus de toutes les images engrangées dans le temps de
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