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L'Occupation

L'Occupation

Titel: L'Occupation
Autoren: Annie Ernaux
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ma
relation avec W. sans que je puisse rien faire pour stopper l’écoulement. Comme
si le monde de ces années-là, parce que je n’en avais pas apprécié la saveur
unique, se vengeait et revenait, résolu à m’engloutir. Parfois, il me semblait
devenir folle de douleur. Mais la douleur était le signe même que je ne l’étais
pas, folle. Pour faire cesser ce carrousel atroce, je savais que je pouvais me
verser un grand verre d’alcool ou avaler un comprimé d’Imovane.
     
     
    Pour la première fois, je percevais avec clarté la nature
matérielle des sentiments et des émotions, dont j’éprouvais physiquement la
consistance, la forme mais aussi l’indépendance, la parfaite liberté d’action
par rapport à ma conscience. Ces états intérieurs avaient leur équivalent dans
la nature : déferlement des vagues, effondrements de falaises, gouffres,
prolifération d’algues. Je comprenais la nécessité des comparaisons et des
métaphores avec l’eau et le feu. Même les plus usées avaient d’abord été vécues, un jour, par quelqu’un.
     
     
    Continuellement, des chansons ou des reportages à la radio,
des pubs, me replongeaient dans le temps de ma relation avec W. Entendre Happy wedding, Juste quelqu’un de bien ou une interview d’Ousmane Sow, dont
nous avions vu ensemble les statues colossales sur le pont des Arts, me serrait
aussitôt la gorge. N’importe quelle évocation de séparation ou de départ – un
dimanche, une animatrice quittant FIP, la radio où elle avait parlé durant
trente ans – suffisait à me bouleverser. Comme les gens fragilisés par la
maladie ou la dépression, j’étais une caisse de résonance de toutes les
douleurs.
     
     
    Un soir, sur le quai du RER, j’ai pensé à Anna Karénine à
l’instant où elle va se jeter sous le train, avec son petit sac rouge.
     
     
    Je me rappelais par-dessus tout les premiers temps de notre
histoire, l’usage de la « magnificence » de son sexe, ainsi que je
l’avais écrit dans mon journal intime. Ce n’était pas l’autre femme,
finalement, que je voyais à ma place, c’était surtout moi, telle que je ne serais
plus jamais, amoureuse et sûre de son amour à lui, au bord de tout ce qui
n’avait pas encore eu lieu entre nous.
     
     
    Je voulais le ravoir.
     
     
    J’avais absolument besoin de voir un film à la télé sous
prétexte que je l’avais raté à sa sortie en salle. Il me fallait bien admettre
ensuite que ce n’était nullement pour cette raison. Il y avait des quantités de
films qui m’avaient échappé et dont le passage à la télévision, quelques années
après, m’indifférait. Si je désirais regarder L’école de la chair, c’était
à cause du rapport entre ce que je savais de l’histoire du film – un garçon
jeune, impécunieux, avec une femme plus vieille gagnant bien sa vie – et celle
que j’avais eue avec W., que l’autre femme avait maintenant avec lui.
    Quel que soit le scénario, si l’héroïne était dans la
souffrance, c’était la mienne qui était représentée, portée par le corps de
l’actrice, dans un redoublement accablant. Si bien que j’étais presque soulagée
quand le film se terminait. Un soir, j’ai cru descendre au fond de la
désolation avec un film japonais en noir et blanc, qui se passait dans
l’après-guerre, où il pleuvait sans arrêt. Je me disais que, six mois avant,
j’aurais vu le même film avec plaisir, trouvant dans le spectacle d’une douleur
que je n’éprouvais pas une profonde satisfaction. De fait, la catharsis ne
profite qu’à ceux qui sont indemnes de passion.
     
     
    Entendre par hasard I will survive, cette chanson sur
laquelle, bien avant qu’elle soit braillée dans les vestiaires de la Coupe du
monde de football, je me déchaînais certains soirs en dansant dans
l’appartement de W., me pétrifiait. A l’époque où je virevoltais devant lui,
seuls comptaient le rythme de la musique et la voix âpre de Gloria Gaynor, que
je ressentais comme la victoire de l’amour contre le temps. Dans le supermarché
où je l’entendais entre deux annonces publicitaires, le leitmotiv de la
chanteuse prenait un sens nouveau, désespéré : moi aussi, il le faudrait, I will survive.

 
    Il n’avait pas voulu me dire son nom ni son prénom.
    Ce nom absent était un trou, un vide, autour duquel je
tournais.
    Lors des rencontres que nous continuions d’avoir, dans des
cafés ou chez moi, à mes questions réitérées,
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