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L'Occupation

L'Occupation

Titel: L'Occupation
Autoren: Annie Ernaux
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présentées parfois sous forme de
jeu (« dis-moi la première lettre de son prénom »), il opposait un
refus de, il disait, « se laisser tirer les vers du nez », accompagné
d’un « qu’est-ce que ça t’apporterait de savoir ? ». Pourtant
prête à arguer vigoureusement que désirer savoir est la forme même de la vie et
de l’intelligence, je convenais : « Rien », et je pensais :
« Tout. » Enfant, à l’école, je cherchais absolument à connaître le
nom de telle ou telle fille d’une autre classe que j’aimais à regarder en cour
de récréation. Adolescente, c’était le nom d’un garçon que je croisais souvent
dans la rue et dont je gravais en classe les initiales dans le bois du pupitre.
Il me semblait que mettre un nom sur cette femme m’aurait permis de me
figurer, d’après ce qu’éveillent toujours un mot et des sonorités, un type de
personnalité, de posséder intérieurement – fût-elle complètement fausse – une
image d’elle. Connaître le nom de l’autre femme, c’était, dans le manque d’être
qui était le mien, accaparer un petit quelque chose d’elle.
     
     
    Je traduisais son refus obstiné de me donner son nom, ainsi
que de la décrire si peu que ce soit, comme une crainte que je ne m’en prenne à
elle de façon violente ou retorse, que je fasse un esclandre – me supposant
donc, idée révoltante qui accroissait ma douleur, d’être capable du pire. À
certains moments, je soupçonnais aussi une forme de roublardise sentimentale :
me maintenir dans une frustration qui entretenait l’envie que j’avais à nouveau
de lui. A d’autres, j’y voyais aussi un désir de la protéger, de la soustraire
complètement à ma pensée comme si celle-ci était maléfique pour elle. Alors que,
vraisemblablement, il agissait selon une habitude – contractée dans l’enfance
pour cacher aux camarades d’école l’alcoolisme d’un père – de tout dissimuler,
jusqu’aux détails les moins susceptibles de provoquer le jugement d’autrui,
dans une sorte de « pas dit, pas pris » permanent où il puisait sa
force de timide orgueilleux.
     
     
    La recherche du nom de l’autre femme est devenue une
obsession, un besoin à assouvir coûte que coûte.
    J’arrivais à lui extorquer quelques renseignements. Le jour
où il m’a appris qu’elle était maîtresse de conférences en histoire à
Paris-III, je me suis précipitée sur l’Internet pour consulter le site de
l’université. En voyant, parmi les rubriques, celle des enseignants classés par
spécialité, puis, à côté de leurs noms, un numéro de téléphone, j’ai ressenti
une sensation de bonheur incrédule, insensé, qu’aucune découverte d’ordre
intellectuel n’aurait pu me procurer à ce moment-là. J’ai fait défiler l’écran,
déchantant au fur et à mesure : même si, en histoire, les femmes étaient
infiniment moins nombreuses que les hommes, je n’avais aucun signe pour la
repérer dans cette liste.
     
     
    Tout nouvel indice que je lui soutirais me lançait aussitôt
dans des recherches tortueuses et infatigables sur l’Internet, dont
l’utilisation a soudainement été importante dans ma vie. Ainsi lorsqu’il m’a
appris qu’elle avait fait sa thèse de doctorat sur les Chaldéens, j’ai lancé le
moteur de recherche – le bien nommé, ai-je pensé – sur le mot
« Thèse ». Après quantité de clics sur différentes rubriques – spécialité,
lieu de soutenance du doctorat –, j’ai vu apparaître le nom d’une enseignante
que j’avais déjà relevé dans la liste des professeurs d’histoire ancienne de
Paris-III. Je suis restée pétrifiée devant ces lettres inscrites sur l’écran.
L’existence de cette femme est devenue une réalité indestructible et atroce.
C’était comme une statue sortie de terre. Ensuite, une sorte d’apaisement m’a
envahie, s’accompagnant d’une sensation de vide analogue à celle qui suit le
passage d’une épreuve d’examen.
    Un peu plus tard, le doute m’a assaillie, et j’ai consulté
l’annuaire téléphonique du Minitel. Après de multiples recherches, j’ai
découvert que l’enseignante en question ne résidait pas à Paris mais à
Versailles. Ce n’était donc pas « elle ».
     
     
    À chaque fois que j’étais traversée par une nouvelle
supposition sur l’identité de l’autre femme, l’irruption violente de cette
pensée, le creux qu’elle produisait aussitôt dans ma poitrine, la
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