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L'Occupation

L'Occupation

Titel: L'Occupation
Autoren: Annie Ernaux
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chaleur dans
mes mains me paraissaient des critères de certitude aussi irréfutables que
l’est peut-être, pour le poète ou le savant, l’illumination.
     
    Un soir, j’ai éprouvé cette certitude devant un autre nom de
la liste des professeurs, cherchant aussitôt sur l’Internet si celle qui se
nommait ainsi avait publié des livres ayant un rapport avec les Chaldéens. Sous
la rubrique la concernant, il y avait : « La translation des
reliques de saint Clément, article en préparation ». La joie m’a
submergée,., je m’imaginais en train de dire à W. avec une ironie
ravageante : « La translation des reliques de saint Clément, quel
sujet palpitant ! », ou : « Voilà le texte que le monde
entier attend ! Qui va changer le monde ! » etc. Essayant toutes
les variantes d’une phrase destinée à tuer de ridicule les travaux auxquels
l’autre femme se consacrait. Jusqu’à ce que d’autres signes aient rendu
invraisemblable qu’elle soit l’auteur de l’article, à commencer par l’absence
évidente de relation entre les Chaldéens et saint Clément, pape et martyr.
     
    J’imaginais téléphoner aux numéros des enseignantes que
j’avais soigneusement notés, demander, après avoir pris la précaution de faire
le 36 51 qui permet de ne pas identifier celui qui appelle :
« Puis-je parler à W. ? » Et si j’étais tombée juste, que la
réponse soit « oui », lâcher d’une voix poissarde, utilisant une
information qu’il m’avait livrée par mégarde sur son problème de santé :
« Alors, ma grosse, elle va mieux ta vésicule de merde ? »,
avant de raccrocher.
     
     
    Dans ces moments, je sentais remonter la sauvagerie
originelle. J’entrevoyais tous les actes dont j’aurais pu me rendre capable si
la société n’avait jugulé en moi les pulsions, comme, par exemple, au lieu de
simplement chercher le nom de cette femme sur l’Internet, décharger sur elle un
revolver en hurlant : « Salope ! Salope !
Salope ! » Chose que je faisais d’ailleurs parfois, tout haut, sans
revolver. Ma souffrance, au fond, c’était de ne pas pouvoir la tuer. Et
j’enviais les mœurs primitives, les sociétés brutales, où l’on enlève la
personne, on l’assassine même, résolvant en trois minutes la situation,
s’évitant l’étirement – qui m’apparaissait sans fin – d’une souffrance.
S’éclairaient pour moi la mansuétude des tribunaux envers les crimes dits
passionnels, leur répugnance à appliquer la loi qui veut qu’on punisse un
meurtrier, une loi issue de la raison et de la nécessité de vivre en société
mais qui va à l’encontre d’une autre, viscérale : vouloir supprimer celui
ou celle qui a envahi votre corps et votre esprit. Leur désir, au fond, de ne
pas condamner l’ultime geste de la personne en proie à une souffrance
intolérable, le geste d’Othello et de Roxane.
     
     
    Car c’est de redevenir libre, de rejeter au-dehors ce poids
à l’intérieur de moi-même qu’il s’agissait, et tout ce que je faisais allait
dans ce but.
     
     
    Je me souvenais de la fille que W. avait quittée lorsque
nous nous étions connus et qui lui avait dit, de rage, « je te planterai
des aiguilles ». Cette possibilité de faire des figurines en mie de pain
et d’y planter des épingles ne me semblait plus si débile. En même temps, la
représentation de mes mains triturant la mie, piquant soigneusement à la place
de la tête ou du cœur, était celle d’une autre personne, d’une pauvre
crédule : je ne pouvais pas « descendre jusque-là ». La
tentation d’y descendre avait pourtant quelque chose d’attirant et d’effrayant,
comme se pencher au-dessus d’un puits et voir trembler son image dans le fond.
     
     
    Le geste d’écrire, ici, n’est peut-être pas si différent de
celui de planter des aiguilles.
     
     
    D’une manière générale, j’admettais les conduites que je
stigmatisais naguère ou qui suscitaient mon hilarité. « Comment peut-on
faire ça ! » était devenu « moi aussi je pourrais bien le
faire ». Je rapprochais mon attitude et mon obsession de certains faits
divers, tel celui de cette jeune femme qui avait harcelé un ancien amant et sa
nouvelle compagne pendant des années au téléphone, saturant le répondeur, etc.
Si je voyais la femme de W. dans des dizaines d’autres, moi-même je me
projetais dans toutes celles qui avaient, plus folles ou plus audacieuses, de
toute manière
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