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L'Occupation

L'Occupation

Titel: L'Occupation
Autoren: Annie Ernaux
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    C’est pourtant moi qui avais quitté W. quelques mois
auparavant, après une relation de six ans. Autant par lassitude que par
incapacité à échanger ma liberté, regagnée après dix-huit ans de mariage, pour
une vie commune qu’il désirait ardemment depuis le début. On continuait de se
téléphoner, on se revoyait de temps en temps. Il m’a appelée un soir, il
m’annonçait qu’il déménageait de son studio, il allait vivre avec une femme. Il
y aurait dorénavant des règles pour se téléphoner – seulement sur son portable
– pour se rencontrer — jamais le soir ni le week-end. A la sensation de débâcle
qui m’a envahie, j’ai perçu qu’un élément nouveau avait surgi. À partir de ce
moment, l’existence de cette autre femme a envahi la mienne. Je n’ai plus pensé
qu’à travers elle.
     
     
    Cette femme emplissait ma tête, ma poitrine et mon ventre,
elle m’accompagnait partout, me dictait mes émotions. En même temps, cette
présence ininterrompue me faisait vivre intensément. Elle provoquait des
mouvements intérieurs que je n’avais jamais connus, déployait en moi une
énergie, des ressources d’invention dont je ne me croyais pas capable, me
maintenait dans une fiévreuse et constante activité.
    J’étais, au double sens du terme, occupée.
     
     
    Cet état tenait éloignés de moi les soucis et les agacements
quotidiens. D’une certaine façon, il me situait hors d’atteinte de la
médiocrité habituelle de la vie. Mais la réflexion que suscitent généralement
les événements politiques, l’actualité, n’avait pas non plus de prise sur moi.
J’ai beau chercher, en dehors du Concorde s’écrasant après son décollage sur un
Hotelissimo de Gonesse, rien dans le monde de l’été 2000 ne m’a laissé de souvenir.
    Il y avait d’un côté la souffrance, de l’autre la pensée
incapable de s’exercer sur autre chose que le constat et l’analyse de cette
souffrance.
    Il me fallait à toute force connaître son nom et son prénom,
son âge, sa profession, son adresse. Je découvrais que ces données retenues par
la société pour définir l’identité d’un individu et qu’on prétend, à la légère,
sans intérêt pour la connaissance véritable de la personne, étaient, au
contraire, primordiales. Elles seules allaient me permettre d’extraire de la
masse indifférenciée de toutes les femmes un type physique et social, de me
représenter un corps, un mode de vie, d’élaborer l’image d’un personnage. Et
dès lors qu’il m’a dit, avec réticence, qu’elle avait quarante-sept ans,
qu’elle était enseignante, divorcée avec une fille de seize ans et qu’elle
habitait avenue Rapp, dans le VII e , a surgi une silhouette en
tailleur strict et chemisier, brushing impeccable, préparant ses cours à un
bureau dans la pénombre d’un appartement bourgeois.
     
     
    Le nombre 47 a pris une étrange matérialité. Je voyais les
deux chiffres plantés partout, immenses. Je ne situais plus les femmes que dans
l’ordre du temps et d’un vieillissement dont j’évaluais sur elles les signes en
les comparant aux miens. Toutes celles à qui je pouvais attribuer entre
quarante et cinquante ans, vêtues avec cette « élégante simplicité »
qui uniformise les résidentes des beaux quartiers, étaient des doubles de
l’autre femme.
    Je me suis aperçue que je détestais toutes les femmes profs
– ce que j’avais pourtant été, ce qu’étaient mes meilleures amies –, leur
trouvant un air déterminé, sans faille. Renouant ainsi avec la perception que
j’avais d’elles quand j’étais lycéenne et qu’elles m’impressionnaient au point
de penser que je ne pourrais jamais faire ce métier et leur ressembler. C’était
le corps de mon ennemie, propagé à l’ensemble de ce qui n’avait jamais si bien
porté son nom, le corps enseignant.
     
     
    Dans le métro, n’importe quelle femme dans la quarantaine
portant un sac de cours était « elle », et la regarder une
souffrance. Je ressentais l’indifférence qu’elle manifestait généralement à mon
attention et le mouvement plus ou moins vif, décidé, qu’elle avait pour se
lever de la banquette et descendre à une station – dont je notais mentalement
le nom aussitôt – comme une néantisation de ma personne, une façon, pour celle
en qui j’avais vu durant tout le trajet la nouvelle femme de W., de me faire la
nique.
     
     
    Un jour, je me suis souvenue de J., les
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