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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant
Autoren: Umberto Eco
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l’emmenait chevaucher à travers champs, pestant contre les oiseaux qui ravageaient sa récolte. Pour le reste, l’enfant passait son temps sans amis, rêvant de terres lointaines quand il rôdait, ennuyé, dans les vignes, de fauconnerie s’il chassait des martinets et de luttes avec le dragon s’il jouait avec les chiens, de trésors cachés tandis qu’il explorait les salles de leur castel ou bastidon si l’on veut. Lui allumaient ces vagabondages de l’esprit, les romans et les poèmes de chevalerie qu’il trouvait empoussiérés dans la tour méridionale.
    Inculte il ne l’était donc pas, et il avait même un précepteur, fût-il saisonnier. Un carme qui, disait-on, avait voyagé en Orient où – murmurait sa mère en se signant – on insinuait qu’il s’était fait musulman, arrivait une fois l’an au domaine, accompagné d’un serviteur et de quatre mulets chargés de livres et autres paperasses, hôte pour trois mois. Ce qu’il enseignait à son élève, je l’ignore, mais quand il est arrivé à Paris, Roberto faisait son petit effet et, en tout cas, il apprenait vite ce qu’il entendait.
    De ce carme, on ne sait qu’une chose, et ce n’est pas un hasard si Roberto y fait allusion. Un jour le vieux Pozzo s’était coupé en fourbissant une épée et, soit que l’arme fût rouillée, soit qu’il eût lésé une partie sensible de la main ou des doigts, la blessure lui donnait de fortes douleurs. Alors le carme avait pris la lame, il y avait répandu une poudre qu’il gardait dans une petite boîte et aussitôt Pozzo avait juré ressentir un soulagement. Le fait est que le lendemain la plaie se cicatrisait déjà.
    L’étonnement de tous avait réjoui le carme, et il avait dit que le secret de cette substance lui avait été révélé par un Arabe et qu’il s’agissait d’un médicament bien plus puissant que celui nommé par les chrétiens spagiriques : unguentum armarium . Quand on lui avait demandé pourquoi donc la poudre ne devait pas être appliquée sur la blessure mais bien sur la lame qui l’avait occasionnée, il avait répondu qu’ainsi agit la nature où, parmi les forces les plus fortes, se trouve la sympathie universelle qui gouverne les actions à distance. Et il avait ajouté que, si la chose pouvait apparaître difficile à croire, l’on n’avait qu’à songer à l’aimant, lequel est une pierre qui attire à soi la limaille de métal, ou aux grandes montagnes de fer, qui couvrent le nord de notre planète et attirent l’aiguille de la boussole. Ainsi l’onguent armaire, adhérant fortement à l’épée, attirait ces vertus du fer que l’épée avait laissées dans la blessure et en empêchaient la guérison.
    N’importe quel être qui, dans son enfance, a été témoin de pareille chose ne peut qu’en rester marqué toute sa vie ; et nous allons voir bientôt comment le destin de Roberto fut décidé par son attirance pour le pouvoir attractif de poudres et d’onguents.
    Par ailleurs, ce n’est pas là l’épisode qui a laissé l’empreinte la plus profonde sur l’enfance de Roberto. Il en est un autre, et à proprement parler ce n’est pas un épisode mais une sorte de refrain dont le jeune homme avait gardé soupçonneuse mémoire. Il paraît donc que son père, certainement plein d’affection pour ce fils, même s’il le traitait avec la rudesse taciturne propre aux hommes de ces terres, de temps à autre – et précisément au cours de ses cinq premières années de vie – le soulevait en l’air et, fier, lui criait « Toi, tu es mon premier-né ! » Rien d’étrange, au vrai, sauf un péché véniel de redondance vu que Roberto était fils unique. Si ce n’était qu’en grandissant Roberto avait commencé à se rappeler (ou il s’était convaincu de se rappeler) que devant ces manifestations de joie paternelle sa mère prenait un air mi-anxieux mi-radieux, comme si le père faisait bien de dire cette phrase mais que l’entendre répéter réveillait en elle une inquiétude apaisée depuis beau temps. L’imagination de Roberto avait longtemps gambadé autour du ton de cette exclamation, pour en conclure que son père ne la prononçait pas telle une assertion évidente mais au contraire une investiture inédite dans l’emphase de ce « toi », comme s’il voulait dire « toi, et pas un autre, tu es mon fils premier-né ».
    Pas un autre ou pas l’autre ? Dans les lettres de Roberto apparaissent toujours quelques
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