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Les turbulences d'une grande famille

Les turbulences d'une grande famille

Titel: Les turbulences d'une grande famille
Autoren: Henri Troyat
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catholicisme ; Jacques et Robert avaient fini par baisser les bras ; et le cadet, Max, enfin revenu d'Angleterre, avait été placé dans l'institution Truchot, censée le préparer au baccalauréat. La cérémonie nuptiale eut lieu le 4 décembre 1888, à la mairiedu 8 e arrondissement et en l'église Saint-Augustin, mais n'assistèrent à l'échange de serments que les témoins des fiancés et la victorieuse et paisible Amicie.
    Aussitôt après le sacrement, dont la discrétion ne diminuait en rien la valeur, le jeune couple partit pour Madrid, où Edmond avait obtenu, par protection, un poste d'attaché libre auprès de l'ambassade de France. Quand Amicie eut mis sa fille et son gendre dans le train, elle considéra qu'elle avait dignement rempli sa tâche. Pour en finir avec un passé conjugal qu'elle jugeait détestable, elle avait résolu de renoncer désormais au luxe, au clinquant et au confort de l'hôtel particulier de l'avenue Vélasquez. Au lieu de retourner auprès de son mari, elle emménagea, avec le délicieux serrement de cœur de la mortification, dans un petit appartement qu'elle avait loué à Saint-Cloud. Le loyer n'était que de trois mille francs par an. Elle n'employait comme domestique qu'une femme de ménage payée trois francs de l'heure. Sacrifiant sans un soupir sa garde-robe de parfaite mondaine, elle n'avait emporté que quelques vêtements très simples et déjà usés, ce qui lui permettait de passer inaperçue dans le voisinage.Ses trois fils étaient restés, sans rechigner, avec leur père. Elle ne le regrettait pas. Elle était même heureuse d'en être débarrassée. Au vrai, la transformation qui s'était opérée en elle, depuis l'époque de sa soif d'amusements superficiels jusqu'à celle de sa claustration et de son dépouillement volontaires, était si profonde qu'elle avait l'impression d'avoir changé d'identité et de peau en changeant d'adresse. Il lui arrivait de se dire que son nom de jeune fille, Amicie Piou, qui avait la grâce guillerette d'un pépiement d'oiseau, l'avait mal préparée à l'existence d'extrême dureté qui serait désormais la sienne. Personne au monde ne la comprenait, ni ne l'approuvait. Ses parents eux-mêmes étaient passés à l'ennemi. Sans doute M. et Mme Piou étaient-ils trop âgés pour s'opposer aux manigances de Jules Lebaudy. Habitués à la vie régulière et tranquille de Toulouse, ils estimaient que, pour préserver la paix de son ménage, Amicie aurait dû, dès le début, se plier aux exigences de son mari, fussent-elles malhonnêtes. En y réfléchissant, elle trouvait étrange que, fille de juge, elle fût plus intransigeante que son père en matière d'équité. Le véritable magistrat de la famille,c'était elle. Du reste, son prurit de rigueur morale remontait très loin. Elle se rappelait que, dans sa jeunesse, elle avait follement admiré le caractère sévère et sanctifiant de mère Angélique, abbesse de Port-Royal-des-Champs, cette moniale qui, au XVII e siècle, avait entraîné ses religieuses dans une discipline d'austérité et de franchise, offrant leur âme à Dieu et n'admettant aucune excuse aux erreurs humaines. Elle eût aimé lui ressembler, à plus de deux siècles d'intervalle.
    Privée de ses fils, ayant quitté son mari et casé sa fille, elle était reconnaissante au vide et au silence nouveaux qui l'entouraient. Elle jouissait de sa solitude comme d'une récompense céleste. Elle y cherchait même un motif d'orgueil. Ce sentiment d'appartenir à une espèce originale, et sans doute supérieure, n'était pas absurde puisque, selon la chronique familiale, elle avait du sang bleu dans les veines. Petite-fille, disait-on, d'une dame Ledalle de Kéréou, elle s'était incontestablement mésalliée en épousant Jules Lebaudy, qui n'avait ni origines, ni manières, ni prétentions aristocratiques. Pour un esprit exalté comme celui d'Amicie, la grandeur morale était inséparable d'une généalogie exemplaire. Toutefois,elle admettait que, dans certains cas, un individu issu du peuple pouvait mériter la considération de ses concitoyens en témoignant d'un dévouement sans bornes à son pays. Ainsi, le général Boulanger et les partisans de la Ligue des patriotes représentaient-ils, à ses yeux, le dernier espoir d'une France submergée par le mensonge, la lâcheté et la pourriture. Autant elle détestait le nom infâme de Lebaudy, qui la coiffait comme un bonnet d'âne, autant elle admirait celui de
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