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Les turbulences d'une grande famille

Les turbulences d'une grande famille

Titel: Les turbulences d'une grande famille
Autoren: Henri Troyat
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Boulanger, qui avait la saveur loyale du bon pain de France. En vérité, elle eût accepté crânement de s'appeler Mme Boulanger. Un tel rêve étant hors de sa portée, elle décida néanmoins de changer d'identité et de se faire agréer par les gens du quartier non plus comme Mme Amicie Lebaudy, mais comme Mme Amicie Ledalle de Kéréou et, plus simplement, comme Mme Amicie Ledalle, en souvenir de sa grand-mère qu'elle vénérait sans l'avoir connue. Mais était-il nécessaire de tout savoir d'un être pour se prévaloir de son parrainage ? Du jour au lendemain, Mme Lebaudy fut fière d'être prise par la concierge de son immeuble et les commerçants du coin pour une authentique Mme Ledalle.
    1 Marcel Barrière, op. cit.
    2 Dictionnaire des Familles françaises anciennes ou notables à la fin du XIX e siècle, par Chaix d'Est-Ange (1927).

IV
    La mort du jeune Max avait touché Amicie Lebaudy d'autant plus profondément que d'autres deuils avaient entamé depuis peu sa résistance au chagrin. Après avoir perdu, en 1893, son père, l'ancien président de cour d'appel et sénateur impérial, François Piou, qu'elle vénérait pour sa droiture, elle avait vu disparaître, l'année suivante, le fidèle Maxime Du Camp et avait dû se contenter, comme principal confident, de son cousin Ferdinand Barrot, un charmant dilettante que sa nature artiste rendait indif férent aux luttes parlementaires. Or, plus Amicie avançait en âge et plus elle se passionnait pour le combat politique. Le souvenir de son père défunt, qui n'avait jamais varié dans sa dévotion à l'Ancien Régime, luirevenait par bouffées et excitait son agressivité contre les démolisseurs actuels de la France.
    Au début de la sinistre affaire de Panama, elle avait espéré que la Troisième République ne survivrait pas à tant de scandales. Mais pas plus que le krach de l'Union générale, si habilement exploité jadis par Jules Lebaudy, le désastre du canal n'avait suffi à démasquer les vrais coupables, trop proches du pouvoir pour être inquiétés. Radicaux et socialistes n'avaient d'autre but, selon Amicie, que d'abaisser le sens moral de leurs concitoyens et de les asservir à une idéologie collectiviste. Sa haine de la démocratie était de nature quasi religieuse et comparable, d'après ses détracteurs, à celle des croisés du Moyen Âge face à l'Islam. Au vrai, elle se désolait d'appartenir à un peuple prétendument civilisé mais incapable de distinguer le bien du mal. Même l'assassinat du président Carnot et la mort du comte de Paris avaient été digérés par les foules sans les agiter outre mesure. Pourtant, alors qu'elle croyait sa patrie définitivement avachie, un brusque espoir l'avait revisitée à la lecture des premières révélations sur cet obscur capitaine Dreyfus qui avait,disait-on, livré à l'Allemagne des secrets de la Défense nationale. En digne fille de magistrat, elle s'était enflammée de vindicte contre le traître galonné, qui, de surcroît, était d'origine juive. Chaque tentative pour excuser le félon, chaque doute attisait sa fureur. Ce fut avec une cruelle allégresse qu'elle apprit, le 22 décembre 1894, la condamnation du misérable à la déportation à perpétuité et à la dégradation militaire. Hélas ! ce sursaut de probité se perdit rapidement dans les combinaisons de la routine républicaine, qui consistait à tout permettre et à se contenter de n'importe quoi, pour peu que les plus stupides innovations fussent présentées comme des nécessités de justice sociale.
    Cette critique persistante du régime en place n'empêchait pas Amicie de mener, dans son coin, une vie paisible, à l'abri des soucis matériels grâce aux revenus qu'elle touchait régulièrement sur sa part dans les bénéfices de la raffinerie Lebaudy. Elle avait échangé récemment son très modeste logis de Saint-Cloud contre un appartement parisien plus clair et plus vaste, situé rue de Londres. A la fois confuse et ravie de cette amélioration, elle tentait d'excuser son déménagementen disant, par plaisanterie, que son nouveau domicile était « le siège de la succession Lebaudy ». Maintenant, elle s'accordait plus de loisirs que jadis. Il lui arrivait souvent de faire un bref voyage sur la côte normande pour respirer l'air pur de la mer. Mais, malgré la proximité des stations balnéaires de Houlgate, de Cabourg, de Trouville, elle ne se montrait jamais dans les endroits à la mode et s'obstinait,
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