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Les turbulences d'une grande famille

Les turbulences d'une grande famille

Titel: Les turbulences d'une grande famille
Autoren: Henri Troyat
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à quarante-sept ans et en villégiature, à porter des vêtements de rebut, par défi aux trop nombreuses élégantes de la région.
    Du reste, elle était si étroitement enfermée dans son quant-à-soi que même les nouvelles de sa famille la laissaient indifférente. Lorsque sa fille Jeanne lui annonça, par télégramme, qu'elle venait d'avoir un second enfant, une petite Anne-Marie, elle n'en conçut aucune satisfaction et continua de déclarer à tous les échos qu'elle n'avait pas de fille et pas de gendre, et que du reste celui-ci ne méritait ni son titre de comte, ni l'amour de sa femme, ni la considération de son entourage. Incapable de dominer le mépris que lui inspirait la réussite mondaine du couple, elle ne manquait pas une occasion decritiquer Jeanne sur son train de maison et ses fréquentations snobinardes. Mis au courant de ce dénigrement systématique, le père d'Edmond de Fels écrivait à son fils pour déplorer l'acharnement d'Amicie, alias Mme Ledall, à perturber ainsi le bonheur du jeune ménage : « J'ai été vivement peiné de l'état d'esprit de notre bonne Jeanne provoqué et entretenu par la méchanceté persistante et contre nature de Mme Ledall, qui vient toujours empoisonner son bonheur d'épouse et de mère. Dis-lui que je suis désolé pour elle et que je la plains de tout mon cœur 1 . » Mais, dans les grandes familles, aussi bien bourgeoises qu'aristocratiques, les usages anciens sont plus forts que l'humeur du moment. Malgré la rancoeur de Jeanne à l'égard de sa mère, elle s'imposait de lui envoyer régulièrement au Jour de l'an et pour sa fête patronymique un billet d'affectueuse courtoisie. Toutefois, refusant de l'appeler Amicie comme tout le monde, elle choisissait, dans la liste des prénoms de l'intéressée, le plus charmant à son avis, et la félicitaitchaque année pour la Sainte-Marguerite. Cette bonne pensée lui valait une réponse aussi correcte et aussi incolore que les vœux dont on lui accusait réception : « Ma chère Jeanne, je vous remercie de vos aimables souhaits pour la Sainte-Marguerite, ils me font toujours grand plaisir. » Plus loin, quelques mots ironiques pour commenter la mort de Leconte de Lisle, dont les derniers vers l'avaient choquée par leur brutalité : « Il est donc allé réciter les Poèmes barbares aux pieds de l'Éternel. » Et une conclusion stéréotypée : « Ma chère Jeanne, j'espère que votre séjour se passe agréablement pour vous et votre mari. Je vous envoie mille amitiés. — A. Ledall 2 . »
    Résolument hostile au mode de vie du ménage de Fels, Amicie n'était guère plus proche de ses deux grands fils, Jacques et Robert. D'ailleurs, elle n'avait même pas la curiosité de les suivre dans leurs expériences sportives, galantes et financières. Tout au plus savait-elle, par ouï-dire, que l'aîné, Jacques, vivait en concubinage avec unefemme peu recommandable, qu'il jouait toujours avec succès à la Bourse et qu'il était possédé, comme son père, par la hantise de l'argent et de la réussite. Robert, lui, qui ne manquait pas d'intelligence pratique, aurait fait, d'après Amicie, un excellent officier de cavalerie s'il ne s'était passionné, avec ses cousins Paul et Pierre Lebaudy, fils de Gustave, pour la construction aventureuse des premiers aérostats. Tous trois, bien que sains d'esprit en apparence, rêvaient à la conquête du ciel par ces maladroites baudruches gonflées de vent. C'eût été là une innocente folie si elle n'avait coûté fort cher à ses promoteurs. Certes, chacun sur terre était libre de claquer son argent comme il l'entendait, mais Amicie jugeait que l'attitude irresponsable de Robert était, elle aussi, le symbole des méfaits de la civilisation matérialiste où ils étaient tous condamnés à vivre depuis la chute de la royauté.
    Chaque fois que le souvenir des fastes monarchiques affleurait sa mémoire, elle en était émue aux larmes. Mais que faire, se demandait-elle, pour réveiller la conscience de la multitude en ce siècle iconoclaste ? Même le brusque enthousiasme de ses compatrioteslors de la visite à Paris, en 1896, du nouveau tsar Nicolas II et de son épouse ne l'avait pas convaincue que l'heure de la revanche approchait et que bientôt la France comprendrait à son tour l'avantage d'avoir à sa tête un souverain héréditaire. L'accueil de l'empereur par le président Félix Faure à la gare improvisée du Ranelagh, le défilé du cortège
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