Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Les turbulences d'une grande famille

Les turbulences d'une grande famille

Titel: Les turbulences d'une grande famille
Autoren: Henri Troyat
Vom Netzwerk:
l'Église condamnait, elle se considérait comme investie d'une mission sacrée : défendre sa progéniture contre les séductions de l'argent et, par conséquent, contre l'influence satanique de leur père. Pour clarifier ses idées, elle jugea indispensable de prendre du recul, quitta Paris dès les premiers jours de l'été et s'installa à Bougival, dans une charmante villa que possédait son mari, au-dessus d'une douce courbe de la Seine. Tout en se prélassant dans ce cadre bucolique, elle ne pouvait oublier qu'elle jouissait, ici comme avenue Vélasquez, d'un confort etd'un luxe achetés par un homme qui l'avait engrossée à quatre reprises et dont le nom était collé sur son front, telle une étiquette d'infamie.
    Quand elle revint à Paris, elle n'avait pas changé dans ses sentiments envers Jules Lebaudy, mais elle constata que le vent de l'opinion avait tourné à l'indifférence, voire à l'indulgence, conformément aux prévisions de Maxime Du Camp. On ne parlait presque plus, dans les salons, de cette funeste affaire de la banque de l'Union générale, dont le président et le directeur, Bontoux et Feder, croupissaient en prison. Les victimes du krach remâchaient leur rancune dans l'ombre et la Bourse affichait maintenant des cours mirobolants qui attiraient les spéculateurs. Autres symptômes rassurants : la « Ligue des patriotes », fondée par Paul Déroulède derrière la forte stature du général Boulanger, gagnait chaque jour de nouveaux partisans de l'ordre et de la revanche ; puis, superbe cadeau de Nouvel An, l'affreux Gambetta mourait subitement, le 31 décembre 1882. Comme revigorés par la promesse d'une prochaine renaissance française, les anciens habitués du salon d'Amiciereparurent avenue Vélasquez, à ses jours de réception. Elle accueillait ces déserteurs repentis avec une grâce souveraine que les connaisseurs jugeaient conforme aux usages des plus grandes maisons du faubourg Saint-Germain.
    Parmi les invités de ces réunions cancanières, Amicie cherchait celui qui eût mérité de devenir son gendre. Certes, Jeanne était toujours éprise, en secret, de son comte Edmond de Fels, à la généalogie compliquée, mais il n'était pas seul sur les rangs. Était-ce le charme de la jeune fille ou sa dot, dont on chuchotait le chiffre avec respect dans les antichambres des notaires, qui attirait les prétendants ? Si Amicie se montrait circonspecte, Jules Lebaudy l'était encore plus, mais pour d'autres raisons. Tout en souhaitant le bonheur de sa fille, il souffrait à l'idée de sacrifier une somme conséquente pour son établissement. Dès qu'il était question de tailler dans son cher capital, il éprouvait une douleur prémonitoire, comparable à celle d'un malade que le chirurgien s'apprête à amputer d'une jambe. S'étant fait « tout seul », selon son expression favorite, il estimait qu'un homme digne de ce nom ne prouvaitsa valeur qu'en partant de zéro pour monter au zénith. Bref, il voulait bien d'un gendre entreprenant, mais non d'un gendre entretenu.
     
    Telle n'était pas la philosophie d'Amicie qui persistait à dire que les questions d'argent étaient accessoires dans un couple au regard des qualités du cœur et de la naissance. Des mois passèrent ainsi sans que, de discussion en discussion, l'amour de Jeanne eût reçu l'approbation ni le refus de ses parents. Docile, la jeune fille attendait leur bon vouloir, comme Amicie, jadis, avait attendu que sa mère et son père fussent tombés d'accord pour la livrer, toute naïve, toute fraîche, à ce forban de Jules Lebaudy. En vérité, Amicie ne s'inquiétait que modérément des lenteurs entravant le choix d'un fiancé pour Jeanne. A tort ou à raison, il lui semblait que le moment était mal choisi pour élaborer des projets de mariage. Plus superstitieuse que pieuse, elle espérait des signes d'embellie, au-dessus de la France et du monde, pour agir dans les meilleures conditions. Ces signes lui apparurent au mois de juillet 1884, lorsque des élèves de l'école de Saint-Cyr arrachèrent les parties rouge et bleue du drapeau tricolorequi flottait sur les bâtiments de l'école pour ne garder que la partie blanche, symbole de la royauté ; l'année suivante, l'anticlérical Jules Ferry était renversé par un vote de la Chambre, le grandiose et prolifique Victor Hugo, monstre d'impiété et d'orgueil, mourait, pleuré par un peuple ignare, et était enseveli, hors religion, avec une pompe
Vom Netzwerk:

Weitere Kostenlose Bücher