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Les turbulences d'une grande famille

Les turbulences d'une grande famille

Titel: Les turbulences d'une grande famille
Autoren: Henri Troyat
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suffisance finit par exaspérer les habitués de la corbeille. Pendant une des visites de l'arrogant raffineur sur les lieux de ses exploits, il fut pris à partie par la foule, conspué, souffleté et couvert de crachats. En retrouvant sa femme, le soir, dans leur hôtel particulier de l'avenue Vélasquez, il ne put lui dissimuler sa colère et raconta en peu de mots l'humiliation qu'il avait subie de la part d'énergumènes « mal renseignés ». Tandis qu'il essayait d'effacer les traces de salive sur ses vêtements, Amicie fut incapable de participer à l'indignation de son mari ni même de le plaindre. Le toisant avec un froid mépris, elle se contenta de soupirer :
    « — Allez vous changer, maintenant ! Vous me faites pitié 2  ! »
    A quelques jours de là, Jules Lebaudy putcraindre que le nouveau ministère, présidé par Freycinet, n'eût l'intention de le poursuivre en lui imputant la catastrophe de l'Union générale. Une fois de plus, l'intervention de certains personnages haut placés lui permit de tirer son épingle du jeu moyennant une honnête rétribution pour leurs démarches. Cette impunité achetée en secret, loin de soulager Amicie, la rendit plus intransigeante à l'égard d'un mari dont la prospérité était fondée sur la crédulité et le malheur d'autrui. Elle se demanda si elle avait encore le droit de partager la couche et de porter le nom d'un homme dont elle réprouvait la conduite et si son devoir de conscience n'était pas supérieur à son devoir d'épouse.
    1 Soit environ un milliard de nos francs actuels. En effet, il faudrait multiplier par vingt les chiffres donnés en francs au XIX e siècle pour obtenir une somme à peu près équivalente en francs à la fin du XX e . A titre indicatif, un contremaître touchait de quatre à huit cents francs par mois à l'époque des tractations de Jules Lebaudy.
    2 Cité par Marcel Barrière : La Vie secrète de Mme Jules Baudley.

II
    Si Jules Lebaudy n'avait guère été inquiété par la justice, l'opinion publique, elle, l'avait unanimement condamné. Ce qu'il avait gagné en argent, il l'avait perdu en estime. La dernière victime de cet ostracisme vertueux fut sa propre épouse, dont le salon se vidait de ses hôtes les plus remarquables. Les gens de bien se détournaient d'Amicie comme si elle eût été la complice de son mari dans le grandiose tripatouillage de l'Union générale. Au milieu de cette débandade, son ultime allié demeurait l'écrivain Maxime Du Camp, récemment élu à l'Académie française, et qui avait été un des proches de Flaubert. Bien que Du Camp eût participé jadis à l'insurrection de Garibaldi, Amicie était heureuse qu'il lui eût gardé sa confiance. Il s'étaitd'ailleurs racheté à ses yeux en dressant dernièrement, dans son ouvrage Les Convulsions de Paris, un furieux réquisitoire contre les communards de 1871. Face à lui, elle osait parfois se plaindre de la quarantaine où la tenait le monde parisien, alors qu'elle n'avait rien à se reprocher. Il tentait de la réconforter en invoquant la versatilité bien connue de leurs compatriotes. Or, si elle acceptait stoïquement un opprobre qu'elle n'avait pas mérité, elle redoutait que ses enfants ne fussent atteints, eux aussi, par la vague de l'impopularité. Son devoir, pensait-elle, était de les sauver de la contagion paternelle en les soumettant à une éducation de plus en plus rigoureuse. Pour leur apprendre le respect, elle ne les tutoyait jamais et exigeait d'eux la même réserve et la même distance. Mais son mari, dont les origines plébéiennes n'étaient pas une excuse, refusait d'obéir à cette règle de bon sens. Chaque fois qu'elle le surprenait prônant devant ses fils et sa fille la nécessité d'user de tous les moyens pour se tailler une place dans la société, elle croyait entendre le diable monté en chaire pour pervertir la jeunesse. Un jour, tirant de son gousset une pièce d'or, il l'avait montrée à Maxavec un regard d'une fascinante malice et avait lancé, comme parole d'Évangile, cette phrase impie :
    « — Regarde, voici le dieu unique auquel on doit tout sacrifier ! Tout le reste n'est que plaisanterie 1  ! »
    Mais, pour Amicie, c'était justement cette « plaisanterie » qui donnait son véritable sens à une existence chrétienne. Enchaînée à un époux qu'elle n'aimait ni de corps ni d'esprit, trop pieuse pour envisager un divorce que la fameuse loi Naquet venait d'admettre, mais que
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