Les amours blessées
demeure entre mes parents assez flattés de la façon dont on avait fêté leur fille, j’étais ivre. Non pas de vins fins, mais d’exaltation. Mon entrée dans le monde avait été réussie et ma présentation au Roi s’était déroulée sans fausse note !
Dans ma trop légère cervelle, je puis bien le reconnaître à présent, cette victoire personnelle, les éloges reçus, la conduite empressée de mes danseurs, l’emportaient sur ma rencontre avec l’écuyer de la Maison royale.
Tout en étant persuadée que j’avais cessé de l’être, je demeurais cependant une enfant insouciante et frivole. Mon comportement dans les mois qui suivirent en est la preuve affligeante. Aurais-je attaché, d’ailleurs, durant ce bal, plus d’importance à de menues satisfactions de coquetterie, de vanité, qu’au fait d’être remarquée par un homme comme Ronsard, qui détenait en offrandes l’amour et la renommée entre ses mains, si je n’étais pas restée une petite fille inconséquente ?
Il est vrai que Pierre n’était pas encore illustre, qu’il m’aurait fallu pressentir son génie naissant et qu’être présentée au Roi de France n’était pas une mince affaire !
2
Amour, amour, donne-moi paix ou trêve.
Ronsard.
Il est des moments de la vie où tout semble se faire sans peine, avec aisance, dans une sorte d’harmonie préétablie, comme si le destin vous poussait aux épaules.
Dès mon départ, le soir du bal, Ronsard, si j’en crois ce qu’il me confia par la suite, vécut une de ces heures où on se sent emporté par un élan invincible.
Autour de lui, soudain, tout s’était ordonné selon ses plus secrets désirs. À peine ma mère s’était-elle éloignée en ma compagnie après avoir dit qu’elle regagnait le lendemain matin Talcy avec ses filles, que Gabrielle de Cintré eut une inspiration coïncidant étrangement avec les desseins de Pierre.
Stimulée par la jeunesse et le halo de poésie qui flottait à l’entour de ce beau cousin encore inconnu d’elle, cette femme qui avait le goût du péché, s’était décidée à le convier, sans plus attendre, sous son toit. Il pourrait y demeurer tout le temps qui lui conviendrait. Un sûr instinct de mangeuse d’hommes lui soufflait qu’il en mourait d’envie alors même qu’elle ignorait combien la proximité de Talcy excitait l’intérêt de son invité. Aussi avait-elle fort bien plaidé une cause qu’il ne demandait qu’à faire sienne.
Ne lui était-il pas aisé de se rendre libre s’il le souhaitait ? La surdité partielle dont il était affligé depuis la maladie qui l’avait atteint en Allemagne du temps où il était secrétaire de Lazare de Baïf ne lui fournirait-elle pas le prétexte rêvé ? Ne s’était-il pas déjà dérobé plusieurs fois à son service curial en arguant des suites de cette affection ? Obtenir la permission du Grand Écuyer, François de Carnavalet, maître incontesté des écuries royales et des gentilshommes attachés à leur service, ne devait pas être bien difficile.
Cet ami, que Ronsard appelait familièrement Car, lui était très attaché. Leurs pères avaient été jadis compagnons d’armes. Ils avaient escorté en Espagne les Fils de France lorsque les deux petits princes avaient été échangés et gardés en otage à la place de leur père, le roi François, vaincu puis fait prisonnier à Pavie de douloureuse mémoire. De tels souvenirs demeurent des liens impérissables. Pierre et Car avaient repris et continué une tradition familiale qui s’accordait avec leurs sentiments. Ils s’entendaient à merveille.
L’affaire fut donc réglée rapidement. Sous prétexte d’un pressant besoin de repos, mon poète obtint la permission de quitter un temps le service qui le retenait à la Cour.
Aussitôt libéré des devoirs de sa charge, Ronsard chevaucha vers le manoir de ses cousins. Il y fut reçu par Gaspard de Cintré en personne.
Te souviens-tu, Guillemine, de ce gros homme, toujours congestionné par des excès de toute sorte, mais débonnaire et sans défense devant les caprices d’une épouse qu’il idolâtrait au-delà de ce qui est raisonnable ? Il avait, autrefois, été très lié, lui aussi, au père de Pierre, Loys de Ronsard, mort depuis un an à peine. Il se montra ému de recevoir le fils de son parent et enchanté de le garder quelque temps près de lui.
— Vous êtes ici chez vous, glissa Gabrielle en serrant la main de son hôte peu après
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