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Les amours blessées

Les amours blessées

Titel: Les amours blessées
Autoren: Jeanne Bourin
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1
    Pierre est mort hier, en son prieuré de Saint-Cosme, près de Tours, sur les deux heures après minuit.
    Peu de temps avant de s’en aller, il avait demandé à son ami Jean Galland, qui l’a assisté jusqu’au bout tout au long du combat livré contre la douleur destructrice, de venir en personne m’aviser de sa fin.
    Cet homme loyal n’y a pas manqué. Je l’ai vu arriver chez moi juste avant ma collation. Sans se soucier du temps humide et glacé que nous réserve cette fin d’un mois de décembre cruel à tant de titres, il n’a mis qu’une demi-journée pour franchir les quinze lieues séparant Tours de Blois. Trempé, crotté, le principal du collège parisien de Boncourt conservait, même en ce piteux état, la dignité affable dont il ne se départit jamais. Marqué par la fatigue et le chagrin, son long visage n’en demeurait pas moins empreint d’urbanité.
    — Ronsard a cessé de vivre, m’a-t-il dit après m’avoir saluée. Je puis vous assurer, madame, que vous aurez, en secret, occupé ses pensées jusqu’au seuil de l’au-delà !
    Pierre n’est plus ! Je me sens dépouillée. Je frissonne comme si on venait de m’arracher mon manteau le plus chaud. Un désarroi inconnu, une peine lancinante me poignent.
    Depuis des mois je le savais malade, cet homme qui a troublé toute mon existence. Troublé et éclairé à la fois… Mais, justement, il y avait si longtemps que nos vies, telles deux flammes allumées l’une après l’autre devant le même autel, se consumaient, proches et pourtant séparées, si longtemps que je m’étais habituée à un éloignement inévitable mais point destructeur, à la survie d’un attachement vainqueur de chaque épreuve, que j’avais sans doute fini par croire que rien, jamais, ne parviendrait à nous séparer. Rien. Que la mort, elle non plus…
    Pierre !
    Voici quarante ans que nos destins se sont conjugués presque malgré nous. Au début, je n’ai pas cru à la solidité de cet étrange lien qui nous unissait en nous meurtrissant. Il était pourtant si fort qu’il a pénétré nos chairs pour se fondre en elles et devenir partie intégrante de nous-mêmes.
    En dépit de tant de traverses, de fausses apparences, d’obstacles, de séparations, de douleurs, de trahisons, d’ardeurs inavouées, de déceptions, de ruptures, de larmes, d’absences ; en dépit de la gloire pour Pierre et des obligations qu’elle entraîne, en dépit du devoir, parfois si lourd, en dépit de quatre rois qu’il fallait servir et ne pas décevoir ; en dépit de Dieu, enfin, qu’il nous est arrivé d’offenser, personne n’est parvenu à empêcher, avant qu’il ne s’en aille, mon poète de songer à moi plus qu’à aucune autre !
    Je le dis sans orgueil et sans vanité. Devant une telle constatation, je me sens en vérité fort modeste. Je l’ai si mal compris au commencement de notre longue histoire… tellement méconnu et pendant tant d’années !
    Pierre avait chargé Jean Galland de me parler à sa place, de m’expliquer ce que je n’avais pu ni comprendre ni admettre autrefois dans sa conduite, de me garantir avant tout sa fidélité infidèle… son constant souci de discrétion à travers les innombrables retouches qu’il n’avait cessé d’apporter à son œuvre…
    Son messager et moi sommes demeurés des heures, devant la haute cheminée de ma salle, à évoquer celui qui avait eu, de son vivant, une perception si aiguë de notre précarité, qui n’avait jamais cessé d’être obsédé par la fuite des jours, et qui était en train de découvrir, ailleurs, l’ultime révélation…
    En écoutant l’émissaire d’outre-tombe qu’était pour moi le compagnon des derniers instants de Ronsard, je pleurais doucement sur le gâchis sans remède auquel se résumaient soudain nos destinées. L’aiguille du temps s’était à jamais arrêtée. Notre union, si solide mais pourtant si incertaine, s’interrompait au seuil de la chambre mortuaire où repose à présent celui qui, aux yeux du monde, ne m’a jamais rien été…
    Je suis passée auprès de quelque chose d’immense que je n’ai pas su discerner au premier abord et qui m’a effrayée par la suite… Le sentier de crête que m’offrait mon poète était sans doute trop vertigineux pour moi…
    Jusqu’à la venue de Jean Galland, jusqu’à la délivrance du message dont Pierre l’avait chargé à mon intention, je pouvais me trouver des excuses. Je ne le puis plus.
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