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Le train de la mort

Le train de la mort

Titel: Le train de la mort
Autoren: Christian Bernadac
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porte coulissante. Il aspire la fente. Dents contre fer. Air lourd, épais. Bouche béante.
    Les narines débloquées partagent les odeurs, s’engorgent de relents d’intestins vidés. Écumes et vomissures. Miasmes vireux, fétides, suffocants.
    — Respirer. Se détendre. Respirer. Prier encore. Ne pas regarder en dessous. Respirer et boire. Boire quelque chose pour libérer ces croûtes qui durcissent la langue, tapissent le palais, repoussent les lèvres vers l’extérieur.
    André Gonzalès se lève, assure les prises de ses pieds sur ce tapis qui ondoie à chaque pas et déboutonne son pantalon.
    — Boire.
    L’urine qu’il avale lui paraît froide, douceâtre.
    Il s’est agenouillé sur un dos massif.
    — Ne pas s’évanouir, ne pas dormir. Se coucher, c’est mourir. Mourir à dix-huit ans. André, tu as dix-huit ans depuis hier. Et les autres ? Tous les autres qui sont sous toi, quel âge avaient-ils ? Non ! Ne pas chercher. Ne pas penser à eux. Non !
    Il est étonné d’avoir entendu le dernier « non ». Il parle ! Pour se rassurer, il répète ce « non » . Non ! Non !
    — Ne pas penser à eux. Sortir de ce wagon…
    Culottes courtes et sandales de corde, il monte de rocher en rocher avec ses camarades du collège Saint-Udo d’Ax-les-Thermes. Le « maître de promenade » tend la main pour l’aider à franchir le dernier obstacle. Patatras ! L’eau de neige de l’Ariège fouette son long corps un peu maigre d’adolescent. Ce souvenir et toutes les autres scènes de l’enfance qui se bousculent derrière ses yeux lui redonnent vie, secouent sa torpeur. Il prie maintenant avec cette ferveur un peu craintive qu’ont modelée les Frères des Écoles Chrétiennes de Saint-Aubin à Toulouse. Il traverse les prairies, s’abreuve aux torrents, longe les colonnes de chevaux et de moutons qui descendent des pacages du Puymorens et de l’Andorre. Foin coupé, sonnailles, et surtout ce parfum étrange – soufre et camomille – qui monte du Bassin des Ladres et des quatre-vingt-trois sources alcalines d’Ax. Tout cela se mêle, se confond, débouche sur les platanes du boulevard de Strasbourg où il a été arrêté, ce 21 avril 1944.
    Il pleure. Une nouvelle angoisse, plus dense que ses premières peurs, balaie jusqu’au visage de sa mère. Le poing s’acharne sur la porte à glissière :
    — Au secours ! À boire !
    Un râle à peine perceptible, proche, lui répond. Il voudrait hurler de joie. Son cœur s’emballe. Il demande plusieurs fois :
    — Il y a quelqu’un ?
    Une masse sombre coupe le fil de lumière qui part d’une jointure de la lucarne avant gauche. André Gonzalès, dents serrées, veut à tout prix éviter un choc. Il pense : « C’est peut-être le type qui m’a assommé tout à l’heure avec la bouteille. » Il recule, écrasant les chairs mortes, comprimant des cages thoraciques qui expirent une dernière bouffée sifflante et rêche.
    — Tu es là. Tu es vivant. Je t’ai vu. Dis quelque chose !
    Il se tapit dans le coin arrière droit, prêt à bondir s’il est attaqué, ignorant le liquide immonde dans lequel baignent ses mains.
    — Dis quelque chose !
    Il distingue l’homme qui approche ; pantin désarticulé en recherche d’équilibre. Encore trois pas. Deux, La silhouette se casse, s’écroule. Son mat ; plat de la pelle sur le sable.
    Délicatement, André Gonzalès prend la tête dans ses mains. C’est un jeune garçon… peut-être comme lui dix-huit ans. Les deux petites pointes des yeux, perdues dans cette étonnante boursouflure noire parsemée de pustules, s’animent :
    — À boire !
    — Mon pauvre, je n’ai rien. Il faut respirer. Viens, on va aller à la porte ; il y a une fente. Moi j’ai bu mon urine. Tout à l’heure tu vas voir…
    Ils avancent à quatre pattes, vers le centre du wagon.
    — C’est ça ! Lentement. Profondément. Gonfle bien tes poumons.
    Il se retourne vers André Gonzalès et murmure :
    — Merci. Merci. Ça va mieux. Mais j’ai un copain là-bas où j’étais… Il n’est pas mort. Enfin tout à l’heure quand j’ai bougé, il a bougé aussi et j’ai senti ses doigts sur ma jambe.
    — On va y aller tous les deux. Mais avant, encore un coup d’oxygène.
    Cinq minutes plus tard, les trois seuls survivants du wagon métallique sont réunis près de la porte coulissante. Comme André Gonzalès, les deux jeunes gens du coin ont bu leur urine. Le dernier ranimé est
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