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Le rire de la baleine

Le rire de la baleine

Titel: Le rire de la baleine
Autoren: Taoufik Ben Brik
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devenus mes repères. J’ai tout réglé en fonction de ce commissariat ambulant. J’ai mis ma montre à l’heure des flics. Je ne me vois plus vivre sans eux. C’est un provisoire qui dure, s’installe, se sédentarise. À la longue, j’en finirais presque par oublier qu’ils gâchent mon quotidien.
    Imagine : tu rentres chez toi et tu ne retrouves que plafond et parquet. Tout le reste a disparu : enfants, femmes, livres, souvenirs, vêtements… jusqu’aux odeurs. Un vide bergmanien. Tu n’as qu’une envie, les supplier : « Revenez, arrêtez vos conneries. Sortez de vos cachettes. Je vous promets que je ne vous ferai plus de misères. Allez, soyez sympas, je suis votre frère. »
    Je perds pied ? Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi mes flics m’ont-ils laissé tomber ? Existe-t-il en Tunisie un endroit sans poulet ? Ne dit-on pas, chez nous, que, lorsque deux personnes se rencontrent, au moins l’une d’entre elles est flic ? Sinon, elles le sont toutes les deux.
Fifty-fifty
. Où est mon
fifty ?
    Dans un pays où les stars s’appellent Mohammed Ali Guenzoui, secrétaire d’État à la Sûreté nationale, Imed Daghar, adjoint du chef de district de police de Tunis, Fraj Gdoura, responsable des Services Spéciaux, tout se joue sur l’avenue Habib-Bourguiba, à la Dakhilia, le ministère de l’Intérieur. Son répertoire est digne du théâtre moscovite. On y donne
Les Moudahamat
, jeu de mots qui signifie à la fois « filature », « descente de police », « violation de domicile », « donner l’assaut » ;
Zouar Elil
, les visiteurs de la nuit, ou encore
El haoula
, Ceux-là, les Innommables, qui s’infiltrent partout pour rapporter les faits et gestes, même les plus insignifiants, des citoyens. Dans un texte qui circule discrètement dans les salons tunisois, l’historien Mohammed Talbi décrit parfaitement cette « organisation policière très sophistiquée et bien fournie en agents de l’ordre, qui fait régner l’ordre. Pour contester, dans ces conditions, il faut être candidat au martyre, sans compter les procédés parallèles encore plus dissuasifs et plus expéditifs : disparitions, enlèvements et tortures jusqu’à ce que mort s’ensuive, destruction de biens et toutes sortes de tracas qui rendent la vie quotidienne invivable ».
    Dans leurs Peugeot, leurs RI9, des hommes, des costumes noirs, sans yeux, conduisent à cinq à l’heure, à la manière du
Duel
de Spielberg où un camion aveugle poursuit une voiture, s’arrête lorsqu’elle s’arrête, démarre lorsqu’elle démarre. Big Brother t’a à l’œil. Il t’enseigne l’auto-surveillance, l’autocontrôle, l’auto-dénonciation. Cette machine t’apprend à te suspecter toi-même. Elle te condamne à te torturer la cervelle pour deviner les raisons obscures d’une telle attention.
    Fin 1999, Yacine H., étudiant en troisième cycle en sciences économiques et syndicaliste, a été privé de passeport pendant de longs mois. Convoqué par Ali Mansour, le chef de la Direction générale des frontières et des étrangers, il a subi cet interrogatoire standard :
    « Tu sais pourquoi on ne t’a pas renouvelé ton passeport ?
    — Non, répond Yacine.
    — Tu te fous de ma gueule ! Il doit bien y avoir une raison. Qu’est-ce que tu nous caches ? Ton dossier est bien vide pour une tête brûlée comme toi. Tu n’as jamais trempé dans aucun mouvement contestataire ? Tu n’as pas d’amis dans l’extrême gauche, chez les nationalistes, les islamistes ?
    — Non, monsieur.
    — Fais un effort, cherche, il doit bien y avoir une raison. Sinon pourquoi t’interdirait-on de circuler ?
    — Non, vraiment je ne vois pas… Je ne sais pas…
    — Si, tu sais.
    — Je sais quoi ? Je ne comprends pas. Non, je ne sais pas.
    — Alors, casse-toi, conclut le chef de la DGFE, et lorsque tu sauras, reviens. »
    N’importe quel flic peut réduire n’importe lequel d’entre nous à la servitude. Il débarque dans le métier, maigrichon, maladroit, guindé, puis peu à peu il se rend compte que l’uniforme donne bien des privilèges. Il se fabrique un double arrière-train, il apprend les manières des notables de villages, le langage ordurier des ventrus. Il épouse une gamine de
bonne famille
. On le sollicite pour être membre honorifique de l’association des supporters de l’équipe de football locale, être le parrain des nouveau-nés. Il est invité à toutes les fêtes.
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