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Le rire de la baleine

Le rire de la baleine

Titel: Le rire de la baleine
Autoren: Taoufik Ben Brik
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Ainsi vont les Tunisiens, fascinés par l’uniforme.
    La Dakhilia s’est payé un réseau d’informateurs, des bénévoles de la délation : des cireurs, des vendeurs de graines de tournesol, des cafetiers, des gardiens d’immeuble, des concierges, des chauffeurs de taxi, proies idéales.
    Une semaine à peine après avoir obtenu sa licence de taxi, Ali, mon pauvre ami, est arrêté à un barrage. Il est escorté jusqu’au premier commissariat, descendu à la cave et, avant qu’il n’ait réalisé ce qui lui arrive, une tornade de coups s’abat sur lui :
    « Une semaine, toute une semaine, petit merdeux, et tu ne t’es pas pointé !
    — Pourquoi, il le fallait ? Mais personne ne m’a rien demandé…
    — Dès qu’on t’a donné une licence de taxi, tu t’es taillé. Il n’y a plus de respect, hein ? Tu ne viens même pas nous remercier ? »
    Les coups redoublent de férocité :
    « Arrêtez, j’ai compris, lâchez-moi. Je viendrai, tous les jours si vous voulez. Mais qu’est-ce que je dois faire ?
    — Quoi ? Tu vis à la Kabaria, un quartier poubelle, et tu n’as rien à signaler ? Ça y est, il n’y a plus de putes, il n’y a plus de maquereaux, de vendeurs clandestins de vin ? Personne n’a donné cinq dinars à un islamiste, personne ne trompe plus sa femme ? »
    Depuis, Ali se présente au rapport, comme un brave soldat, quitte à inventer des histoires.
    Le monde à l’envers : c’est l’absence de ces flics de série B de la
Tunisie modèle
qui me fait péter un câble. Je me sens comme une machine sonore débranchée. Je me suis alors souvenu de ce que m’avait dit un journaliste colombien quand le 24 mai 1999, après avoir constaté que ma maison était encerclée par plus d’une centaine de policiers armés, pris de panique, je m’étais enfui. « Tu n’aurais pas dû, m’avait-il reproché. Tant qu’ils sont là, tu es en sécurité. Dans le pire des cas, ils te tabasseront mais ils ne pourront pas te liquider. Le jour où ils ne seront plus visibles, ce jour-là, prends garde. Chez nous, en Colombie, c’est comme ça : quand la rue est déserte, désinfectée de policiers, c’est à ce moment-là qu’une balle perdue peut venir se loger dans un thorax ou qu’un accident de voiture arrive… »
    Et c’est à ce moment-là que la peur s’est jetée sur moi comme un animal répugnant. Un rat d’égout. Elle ne veut plus me lâcher. Une peur en chair et en os. Une tête de bélier catapultée à une vitesse vertigineuse me frappe à l’estomac. Ma langue est pâteuse, mes mains sont moites, mon cuir chevelu me démange, mes narines sont en feu. J’ai tellement mal aux yeux que je voudrais les arracher. Je sens l’odeur du bouc sous les aisselles, l’odeur de la peur. Je suis défiguré de terreur, mes épaules s’affaissent. Je ne veux pas être vu dans cet état dégradant. C’est visible. Ça se sent. Je voudrais me cacher. La peur attire la cruauté des autres, pareils aux enfants qui trouvent un plaisir dingue à s’acharner sur un animal craintif, les ailes brisées. Une envie folle de pisser me brûle. Je veux dormir, dormir, mais le sommeil ne vient pas. C’est douloureux. Une douleur de toxicomane en manque. Je voudrais me lacérer le corps, éteindre des cigarettes sur mes bras, m’enrouler dans des fils barbelés. Il n’y a que la souffrance qui extirpe la souffrance.
    Je rentre chez moi. Mes enfants sont en train de dîner. Khadija, ma petite, fait un tintamarre du diable, elle proteste. Fadila, l’Algérienne qui les élève, a la fâcheuse habitude de toujours servir en premier mon fils Ali.
    D’habitude, je rétablis l’équilibre ; aujourd’hui je ne veux pas que ma fille et mon fils me voient démuni. Les enfants sont des éponges à absorber les charges émotives. Je ne veux pas devenir comme Mahmoud, mon voisin. Il était Zorro. Depuis qu’il a été giflé par un policier devant son fils, âgé de quatre ans, il fait Sergent Garcia.
    Azza qui me connaît si bien a compris que j’allais mal. Elle, qui attend de moi que je soutienne le ciel pour qu’il ne tombe pas, qui me reproche de vivre à ses crochets, avec sa mauvaise foi féminine et ses nerfs qui ne se calment qu’à la vue de liasses de billets, je crois qu’elle s’éprend à nouveau de moi. La voilà métamorphosée en amante enveloppante.
    Pourquoi les femmes, ces êtres bizarres dont personne n’a sondé l’âme, aiment-elles les hommes-crapauds,
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