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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près
Autoren: Jean Rouaud
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boucler son cartable, ce qui impliquait un double
risque : un, d’être repéré, avec les conséquences terribles que tu sais,
deux, d’écraser la craie, d’où l’importance du dribble et l’avantage d’un
toucher de balle subtil dont tout le monde ne peut se prévaloir (Gyf, sa
spécialité sur un terrain, c’est de courir après toutes les balles, inépuisable
mais technique limitée), tu ne veux pas me croire ? (Il ne veut rien, ne
dit rien, simplement estomaqué par cette grenouille bovoïde bien moins faraude
devant les sommités), eh bien regarde, et le morceau de craie, sorti de la
poche au milieu d’un mouchoir taché d’encre et de quelques sucres, est exhibé
comme une pièce à conviction sous son nez. Ça t’épate, hein ?
    Après l’extinction à vingt heures trente des
plafonniers – des globes blancs semblables à ceux du magasin
familial –, il n’était pas rare que le seul à n’être pas couché fût Gyf, à
genoux sur le carrelage froid du dortoir endormi, face au mur, à proximité du
surveillant dont on apercevait la silhouette en ombre chinoise à travers les
rideaux crème de son garni de toile. Assis à sa table, lisant sous le dôme
volontairement tamisé, pour ne pas gêner les dormeurs, de sa lampe de chevet
(ce qui ne laissait pas, cette attitude, de nous interroger : mais comment
pouvait-il étudier à côté d’un enfant souffrant, humilié), l’homme de garde
prenait un visible plaisir à faire accroire qu’il avait des yeux derrière la
tête et à reprendre l’agenouillé à chaque fois que celui-ci tentait en douce de
s’asseoir sur ses talons, de sorte qu’on pouvait penser qu’il faisait seulement
semblant d’être absorbé par sa lecture et que ses études le passionnaient moins
que ce pouvoir discrétionnaire. Et donc Gyf avait-il, deux heures durant, à
genoux, enduré la cruauté de l’autre, en manifestant parfois, ce qui impliquait
une prolongation automatique de son supplice, que, profitant de la pénombre
(car la nuit du dortoir est une nuit claire, et, même après que le Cerbère a
éteint sa veilleuse, les lampadaires du bord de mer déversant un éclairage
lunaire qui s’infiltre entre les lourds rideaux verts imparfaitement tirés),
Moi-c’est-pareil n’avait pas hésité à adresser un pied-de-nez vengeur, la tête
sous les draps, il est vrai, au cruel surveillant afin d’exprimer clairement
son désaccord avec la sanction qui frappait son camarade. Et Gyf, tenu de se
montrer reconnaissant pour cette héroïque manifestation de soutien, d’admettre
que cette résistance obscure avait incité le surveillant tortionnaire à le
renvoyer, deux heures plus tard, dans son lit.
    Il accumulait ainsi sur sa tête, sans paraître s’en
émouvoir, les heures de retenue, les lignes au kilomètre (vous me ferez cent lignes,
qu’il faisait rarement), les mises à la porte de la classe (on n’était jamais
sûr de le retrouver au moment de le réintégrer), les visites au préfet de
discipline (surnommé Juju et qui n’était pas le pire de la bande en dépit d’un
air sévère qu’il devait surtout à un œil droit baladeur, toujours à lorgner les
mouettes pendant que l’autre vous semonçait, si bien qu’il vous arrivait de
vous demander ce qu’avait bien pu faire de répréhensible cette mouette rieuse
au bec rouge et à la tête encapuchonnée de brun comme le bourreau de Béthune
pour mériter deux heures de retenue – son cri moqueur mal interprété,
sans doute – mais bientôt l’injustice est réparée, tu m’écoutes quand
je te parle, la mouette est innocente, c’est bien vous le coupable) sans oublier,
outre les brimades, les privations de sortie le dimanche dont il affectait de
se ficher étant un enfant adopté ou peut-être même seulement placé dans une
famille d’accueil. Mais son endurance impressionnait ses persécuteurs,
lesquels, compte tenu aussi de sa situation familiale, faisait parfois preuve
avec lui d’une surprenante mansuétude.

 
    Dans cet univers quasi monastique, le silence était bien
entendu la règle en dehors de la cour de récréation et du
réfectoire – mais là encore fallait-il attendre le bénédicité, une
sorte, en français, Seigneur bénissez ce repas que nous allons prendre, à quoi
debout derrière nos chaises, bras croisés, mines prétendument recueillies, nous
répondions amen, et Gyf, d’la merde (il faut reconnaître, en dehors de l’aspect
blasphématoire, que
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