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Le lit d'Aliénor

Le lit d'Aliénor

Titel: Le lit d'Aliénor
Autoren: Mireille Calmel
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même, je reconnus celle qu’il cachait, faite de souffrance, de rancœur et de tristesse à l’encontre de tout ce qu’il avait perdu avec sa voix. Il me prit à même le froid de la muraille, debout contre elle, mon ventre tendu dans ses mains qu’écorchaient les pierres.
    Ensuite seulement, le visage dans mes cheveux, il se mit à pleurer doucement. Je le berçai sans mot dire, le cœur chaviré, car je savais combien ce fardeau serait lourd encore jusqu’à ce qu’enfin s’anéantissent les souvenirs, dans l’amour constant et la reconnaissance que je lui offrirais au quotidien.
    En étant son épouse et, tout à la fois, sa mère, sa sœur et sa maîtresse.
    Plus tard, lorsqu’il redressa la tête et me fit faire volte-face, il fouilla mon regard avec hantise, mais il n’y lut que ma patience et ma passion. Cela le rassura. Il sourit à son tour et murmura dans mon oreille :
    – Te voilà bien, mon aimée, avec deux enfançons à porter.
    – J’ai la patience d’une mère. Et bien assez d’amour pour que ce ne soit un fardeau.
    – Alors, je suis le plus heureux des hommes. Sais-tu ce qui a rythmé ma route depuis Angoulême ? L’histoire d’un troubadour qui s’en fut en terre lointaine pour rejoindre sa bien-aimée et mourut dans ses bras à peine débarqué. Je suis en train de devenir une belle légende. Quelle ironie !
    – Quelle chance aussi ! Songe que, sans cela, tu serais peut-être tombé dans l’oubli trop tôt. Aucun de leurs chants ne me fera oublier les tiens, Jaufré. Mais ils me manquent bien moins que tu ne m’as manqué ces derniers jours. D’autres les chantent, et cette légende accentue leur fierté à ne pas les laisser mourir. Entends-les. Comme pour cet enfant que j’attends, il est un temps où l’on doit léguer aux autres le meilleur de ce qu’on a été. Ne pleure pas sur toi-même, Jaufré le tendre, Jaufré le rude, ta musique est plus vivante encore qu’hier, et il ne tient qu’à toi de retrouver l’émotion vraie qu’elle procure. Tu ne peux chanter, Jaufré, mais tes doigts n’ont rien perdu. N’est-ce pas toi qui disais qu’il était du corps d’une femme comme d’un instrument ? Seul l’amour savait le faire vibrer. L’amour de la musique est toujours en toi. Ne l’éteins pas.
    Il poussa un profond soupir et m’écarta délicatement.
    – N’en parlons plus, veux-tu ? Tu es belle. Infiniment belle. Et je t’aime, ajouta-t-il en caressant mon ventre.
    – Moi aussi je t’aime, Jaufré.
    – Alors, accompagne-moi aux cuisines. Je meurs de faim.
    – Le temps de remettre un peu d’ordre dans ma toilette.
    Quelques minutes plus tard, je lui faisais servir une tranche de rôti épaisse de trois doigts et des haricots fumants dans lesquels baignaient des morceaux de lard. Il régnait dans la cuisine un vent de bonne humeur, car les troubadours ne pouvaient s’empêcher d’enchaîner plaisanteries et ragots, couplets et coquineries. L’un d’entre eux avait même assis sur ses genoux une servante dodue comme une oie, dont les tresses brunes dansaient au rythme des soubresauts d’un pied qui battait la mesure.
    – Damoiselle de Grimwald, lança le plus âgé, un dénommé Bernard Marti qui avait maintes fois accompagné Panperd’hu, venez-vous nous faire remontrance de tout ce bruit ?
    – Point, mon ami, point. Riez, jouez, divertissez-nous autant que vous le voudrez, mais prenez garde de ne point trop alourdir vos estomacs avant de vous présenter devant votre duchesse, sans quoi, ma foi, vous gargouillerez bien davantage que vos instruments !
    Un rire accueillit ma tirade. Je saisis un pichet de vin et en servis une rasade à Jaufré, qui n’avait pas même souri et mangeait à un coin de table sans seulement lever les yeux sur eux.
    L’un d’eux s’en étonna et crut bon d’en faire la remarque :
    – Par Dieu, mon bon ami, vous voici bien sombre. Iriez-vous à quelque enterrement ?
    Jaufré ne répondit pas. J’hésitai à intervenir, mais y renonçai. Jaufré devait apprendre à affronter sa réalité. S’il avait demandé à venir en ce lieu après ce que je lui avais dit, ce n’était pas sans raison. Peut-être cherchait-il en lui-même cette confrontation qui l’effrayait.
    – Dame ! insista le jouvenceau ! Discrétion parfois n’est point courtoise, messire. Seriez-vous muet ?
    Il assortit sa question d’une grimace qui déclencha un rire massif. Des larmes me montèrent aux yeux.
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