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La Ronde De Nuit

La Ronde De Nuit

Titel: La Ronde De Nuit
Autoren: Patrick Modiano
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brûlaient les yeux. Je suffoquais. On ne toucherait pas à mes deux enfants. Le chagrin que j’avais, contenu jusque-là se répandait en cataractes et mon amour y puisait sa force. Personne ne résistait à cette érosion. Un amour si dévastateur que les rois, les foudres de guerre, les « grands hommes » devenaient, sous mes yeux, des enfants malades. Attila, Bonaparte, Tamerlan, Gengis, Haroun al-Rachid, d’autres encore dont on m’avait vanté les mérites fabuleux. Ils me semblaient bien minuscules, bien pitoyables, ces prétendus « titans ». Absolument inoffensifs. Au point que, me penchant sur le visage d’Esmeralda, je me demandais si ce n’était pas Hitler que je voyais là. Une toute petite fille abandonnée. Elle faisait des bulles de savon avec un appareil que je venais de lui offrir. Coco Lacour allumait son cigare. Depuis que je les connaissais, ils n’avaient jamais dit un mot. Muets, certainement. Esmeralda regardait bouche bée les bulles éclater contre le lustre. Coco Lacour s’absorbait dans la confection de ronds de fumée. Des plaisirs modestes. Je les aimais, mes débiles. Je me plaisais en leur compagnie. Non pas que je trouvasse ces deux êtres plus émouvants, plus vulnérables que la majorité des hommes, TOUS m’inspiraient une pitié maternelle et désolée. Mais Coco Lacour et Esmeralda, eux, au moins, se taisaient. Ils ne bougeaient pas. Le silence, l’immobilité après avoir enduré tant de vociférations et gesticulations inutiles. Je n’éprouvais pas le besoin de leur parler. À quoi bon ? Ils étaient sourds. Et cela valait mieux. Si je confiais ma peine à l’un de mes semblables, il me quitterait aussitôt. Je le comprends. Et puis mon apparence physique décourage les « âmes sœurs ». Un centenaire barbu, avec des yeux qui lui mangent le visage. Qui pourrait consoler le roi Lear ? Aucune importance. Ce qui comptait : Coco Lacour et Esmeralda. Nous menions, square Cimarosa, une vie de famille. J’oubliais le Khédive et le lieutenant. Gangsters ou héros, ils m’avaient bien fatigué, ces petits bonshommes. Je n’étais jamais parvenu à m’intéresser à leurs histoires. Je faisais des projets d’avenir. Esmeralda suivrait des cours de piano, Coco Lacour jouerait avec moi au mah-jong et apprendrait à danser le swing. Je voulais les gâter, mes deux gazelles, mes sourds-muets. Leur donner une très bonne éducation. Je ne cessais de les regarder. Mon amour ressemblait à celui que j’éprouvais pour maman. De toute façon, maman se trouvait à l’abri : L AUSANNE . Quant à Coco Lacour et Esmeralda, je les protégeais. Nous habitions une maison rassurante. Elle m’appartenait depuis toujours. Mes papiers ? Je m’appelai Maxime de Bel-Respiro. Devant moi l’autoportrait de mon père. Et puis : Des souvenirs
     
    au fond de chaque tiroir
    des parfums
    dans tes placards…
     
    Nous n’avions vraiment rien à craindre. Le tumulte, la férocité du monde mouraient devant le perron du 3 bis . Les heures passaient, silencieuses. Coco Lacour et Esmeralda montaient se coucher. Ils s’endormiraient très vite. De toutes les bulles qu’Esmeralda avait soufflées, il en restait encore une qui flottait dans l’air. Elle s’élevait vers le plafond, incertaine. Je retenais mon souffle. Elle se brisait contre le lustre. Alors tout était bien fini. Coco Lacour et Esmeralda n’avaient jamais existé. Je demeurais seul au salon à écouter la pluie de phosphore. Une dernière pensée émue pour les quais de la Seine, la gare d’Orsay et la Petite Ceinture. Et puis je me retrouvais tout au bout de la vieillesse dans une région de Sibérie qui se nomme le Kamtchatka. Aucune végétation n’y pousse. Un climat froid et sec. Des nuits si profondes qu’elles sont blanches. On ne peut pas vivre sous de telles latitudes et les biologistes ont observé que le corps humain s’y désintègre en mille éclats de rire, aigus, tranchants comme des tessons de bouteille. Voici pourquoi : au milieu de cette désolation polaire vous vous sentez libéré des derniers liens qui vous retenaient encore au monde. Il ne vous reste plus qu’à mourir. De rire. Cinq heures du matin. Ou peut-être le crépuscule. Une couche de cendre recouvrait les meubles du salon. Je regardais le kiosque du square et la statue de Toussaint-Louverture. Il me semblait avoir sous les yeux un daguerréotype. Ensuite, je visitais la maison étage par étage. Des valises éparpillées
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