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La Ronde De Nuit

La Ronde De Nuit

Titel: La Ronde De Nuit
Autoren: Patrick Modiano
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dans les chambres. On n’avait pas eu le temps de les fermer. L’une d’elles contenait un chapeau Kronstadt, un costume de cheviotte ardoise, le programme jauni d’un spectacle au théâtre Ventadour, une photo dédicacée des patineurs Goodrich et Curtis, deux keepsakes, quelques vieux jouets. Je n’osais pas fouiller les autres. Elles se multipliaient autour de moi : en fer, en osier, en verre, en cuir de Russie. Plusieurs malles-armoires étaient empilées le long du corridor. Le 3 bis devenait une gigantesque consigne de gare. Oubliée. Ces bagages n’intéressaient personne. Ils renfermaient bien des choses mortes : deux ou trois promenades avec Lili Marlene du côté des Batignolles, un kaléidoscope dont on m’avait fait cadeau pour mon septième anniversaire, une tasse de verveine que maman me tendait un soir de je ne sais plus quelle année… Tous les petits détails d’une vie. J’aurais voulu en dresser une liste complète et circonstanciée. À quoi bon ?
     
    Le temps passe très vite
    et les années nous quittent…
    un jour…
     
    Je m’appelais Marcel Petiot. Seul au milieu de tous ces bagages. Inutile d’attendre. Le train ne viendrait pas. J’étais un garçon sans avenir. Qu’avais-je fait de ma jeunesse ? Les jours succédaient aux jours et je les entassais dans le plus grand désordre. De quoi remplir une cinquantaine de valises. Elles dégageaient une odeur aigre-douce qui me donnait la nausée. Je les laisserai ici. Elles moisiront sur place. Quitter le plus vite possible cet hôtel particulier. Déjà les murs se lézardent et l’autoportrait de Monsieur de Bel-Respiro tombe en poussière. De diligentes araignées tissent leurs toiles autour des lustres, une fumée monte de la cave. Quelques débris humains y brûlent sans doute. Qui suis-je ? Petiot ? Landru ? Dans le corridor, une buée verte imprègne les malles-armoires. Partir. Je vais me mettre au volant de la Bentley que j’ai garée hier soir devant le perron. Un dernier regard sur la façade du 3 bis. L’une de ces maisons où l’on rêve de se reposer. Malheureusement, je m’y étais introduit par effraction. Je n’y avais pas ma place. Aucune importance. Je tourne le bouton de la radio.
     
    Pauvre Swing Troubadour…
     
    Avenue de Malakoff. Le moteur ne fait aucun bruit. Je glisse sur une mer étale. Les feuillages bruissent. Pour la première fois de ma vie, je me sens en état de complète apesanteur.
     
    Ton destin, Swing Troubadour…
     
    Je m’arrête à l’angle de la place Victor-Hugo et de la rue Copernic, Je sors de ma poche intérieure le pistolet à crosse d’ivoire serti d’émeraudes que j’ai découvert dans la table de nuit de Madame de Bel-Respiro.
     
    …Plus de printemps, Swing Toubadour…
     
    Je pose l’arme sur la banquette. J’attends. Les cafés de la place sont fermés. Pas un seul piéton. Une 11 CV légère de couleur noire, puis deux, puis trois, puis quatre descendent l’avenue Victor-Hugo. Mon cœur bat la chamade. Elles avancent vers moi, ralentissent. La première s’arrête le long de la Bentley. Le Khédive. Son visage est à quelques centimètres du mien, derrière la vitre. Il me fixe, les yeux doux. Alors j’ai l’impression que ma bouche se contracte dans un rictus épouvantable. Le vertige. J’articule très distinctement de manière qu’il puisse lire sur mes lèvres : JE SUIS LA PRIN - CES - SE DE LAM - BAL - LE . JE SUIS LA PRIN - CES - SE DE LAM - BAL - LE . Je saisis le pistolet, baisse la vitre. Il me considère en souriant comme s’il avait compris depuis toujours. Je presse la gâchette. Je l’ai blessé à l’épaule gauche. Maintenant, ils me suivent à distance mais je sais que je ne leur échapperai pas. Leurs quatre automobiles roulent de front. Dans l’une d’elles, se trouvent les hommes de main du square Cimarosa : Breton, Reocreux, Codébo, Robert le Pâle, Danos, Gouari… Vital-Léca conduit la 11 CV du Khédive. J’ai eu le temps de voir sur la banquette arrière Lionel de Zieff, Helder et Rosenheim. Je remonte l’avenue de Malakoff en direction du Trocadéro. De la rue Lauriston débouche une Talbot bleu cendré ; celle de Philibert, Puis la Delahaye Labourdette de l’ex-commandant Costantini. Ils sont tous au rendez-vous. La chasse à courre commence. Je roule très lentement. Ils respectent mon allure. On dirait un cortège funèbre. Je ne me fais aucune illusion : les agents doubles meurent un jour ou l’autre
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