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La Ronde De Nuit

La Ronde De Nuit

Titel: La Ronde De Nuit
Autoren: Patrick Modiano
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pavés gras. Des éclaboussures inondent le capot. De la boue ? du sang ? En tout cas, quelque chose de tiède.
    Nous traversons le boulevard de Sébastopol et débouchons sur une grande esplanade. On a abattu toutes les maisons qui l’entouraient et d’elles ne restent plus que des pans de murs avec des lambeaux de papier peint. Aux traces qu’ils ont laissées, on devine l’emplacement des escaliers, des cheminées, des placards. Et la dimension des chambres. L’endroit où se trouvait le lit. Il y avait ici une chaudière. Là un lavabo. Les uns préféraient le papier à fleurs, les autres une imitation des toiles de Jouy. J’ai même cru voir un chromo qui était resté accroché au mur.
    Place du Châtelet. Le café Zelly’s où le lieutenant et Saint-Georges doivent me retrouver à minuit. Quelle contenance adopterai-je quand ils marcheront vers moi ? Les autres sont déjà installés aux tables lorsque nous entrons, le Khédive, Philibert et moi. Ils se pressent autour de nous. C’est à qui nous serrera la main le premier. Ils nous agrippent, nous étreignent, nous secouent. Quelques-uns nous couvrent le visage de baisers, d’autres nous caressent la nuque, d’autres nous tirent gentiment les revers de nos vestes. Je reconnais Jean-Farouk de Méthode, Violette Morris et Frau Sultana. — Comment allez-vous ? me demande Costachesco. Nous nous frayons un passage à travers l’attroupement qui s’est formé. La baronne Lydia m’entraîne à une table où se trouvent Rachid von Rosenheim, Pols de Helder, le comte Baruzzi et Lionel de Zieff. — Un peu de cognac ? me propose Pols de Helder. On n’en trouve plus à Paris, il vaut cent mille francs le quart de litre. Buvez ! Il m’enfonce le goulot entre les dents. Ensuite, von Rosenheim me fourre une cigarette anglaise dans la bouche et brandit un briquet de platine serti d’émeraudes. La lumière baisse peu à peu, leurs gestes et leurs voix se fondent dans une pénombre douce et, tout aussitôt, avec une netteté extraordinaire, m’apparaît le visage de la princesse de Lamballe qu’un garde national est venu chercher à la prison de la Force : « Levez-vous, madame, il faut aller à l’Abbaye. » Devant moi leurs piques et leurs visages grimaçants. Pourquoi n’a-t-elle pas crié : «V IVE LA NATION  !» comme on le lui demandait ? Si l’un d’eux m’égratigne le front de sa pique : Zieff ? Hayakawa ? Rosenheim ? Philibert ? le Khédive ? il suffira de cette petite goutte de sang pour que les requins se précipitent. Ne plus bouger. Crier autant de fois qu’ils le désirent : « V IVE LA NATION  ! » Me déshabiller, s’il le faut. Tout ce qu’ils voudront ! Encore une minute, monsieur le bourreau. À n’importe quel prix. Rosenheim, de nouveau, me fourre une cigarette anglaise dans la bouche. Celle du condamné à mort ? Apparemment, l’exécution n’est pas encore pour cette nuit. Costachesco, Zieff, Helder et Baruzzi me témoignent la plus grande amabilité. Ils s’inquiètent de ma santé. Ai-je assez d’argent de poche ? Bien sûr. Le fait d’avoir livré le lieutenant et tous les membres de son réseau me rapportera une centaine de mille francs grâce auxquels je m’achèterai quelques écharpes chez Charvet et un manteau de vigogne en prévision de l’hiver. À moins qu’ils ne me règlent mon compte d’ici là. Les lâches, paraît-il, ont toujours une mort honteuse. Le médecin me disait qu’avant de mourir chaque homme se transforme en boîte à musique et que l’on entend pendant une fraction de seconde l’air qui correspond le mieux à ce que fut sa vie, son caractère et ses aspirations. Pour les uns, c’est une valse musette, pour les autres une marche militaire. Un autre miaule une chanson tzigane qui se termine par un sanglot ou un cri de panique, vous, mon petit gars, ce sera le bruit d’une poubelle que l’on envoie dinguer la nuit dans un terrain vague. Et tout à l’heure, quand nous traversions cette esplanade, de l’autre côté du boulevard de Sébastopol, j’ai pensé : « C’est ici que finira ton aventure. » Je me souviens de l’itinéraire en pente douce qui m’a mené jusqu’à cet endroit. L’un des plus désolés de Paris. Tout commence au Bois de Boulogne. Te rappelles-tu ? Tu joues au cerceau sur les pelouses du Pré Catelan. Les années passent, tu longes l’avenue Henri-Martin et tu te retrouves au Trocadéro. Ensuite place de l’Étoile. Une
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