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La nuit

La nuit

Titel: La nuit
Autoren: Élie Wiesel
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s’entre-tuèrent pour quelques miettes. Les ouvriers allemands s’intéressèrent
vivement à ce spectacle.
     
    Des années plus tard, j’assistai à un spectacle du même
genre à Aden. Les passagers de notre navire s’amusaient à jeter des pièces de
monnaie aux « natifs », qui plongeaient pour les ramener. Une
Parisienne d’allure aristocratique s’amusait beaucoup à ce jeu. J’aperçus
soudain deux enfants qui se battaient à mort, l’un essayant d’étrangler l’autre,
et j’implorai la dame :
    — Je vous en prie, ne jetez plus de monnaie !
    — Pourquoi pas ? dit-elle. J’aime faire la charité…
    Dans le wagon où le pain était tombé, une véritable bataille
avait éclaté. On se jetait les uns sur les autres, se piétinant, se déchirant, se
mordant. Des bêtes de proie déchaînées, la haine animale dans les yeux ; une
vitalité extraordinaire les avait saisis, avait aiguisé leurs dents et leurs
ongles.
    Un groupe d’ouvriers et de curieux s’était rassemblé le long
du train. Ils n’avaient sans doute encore jamais vu un train avec un tel
chargement. Bientôt, d’un peu partout, des morceaux de pain tombèrent dans les
wagons. Les spectateurs contemplaient ces hommes squelettiques s’entre-tuant
pour une bouchée.
    Un morceau tomba dans notre wagon. Je décidai de ne pas
bouger. Je savais d’ailleurs que je n’aurais pas la force nécessaire pour
lutter contre ces dizaines d’hommes déchaînés ! J’aperçus non loin de moi
un vieillard qui se traînait à quatre pattes. Il venait de se dégager de la
mêlée. Il porta une main à son cœur. Je crus d’abord qu’il avait reçu un coup
dans la poitrine. Puis je compris : il avait sous sa veste un bout de pain.
Avec une rapidité extraordinaire, il le retira, le porta à sa bouche. Ses yeux
s’illuminèrent ; un sourire, pareil à une grimace, éclaira son visage mort.
Et s’éteignit aussitôt. Une ombre venait de s’allonger près de lui. Et cette
ombre se jeta sur lui. Assommé, ivre de coups, le vieillard criait :
    — Méir, mon petit Méir ! Tu ne me reconnais pas ?
Je suis ton père… Tu me fais mal… Tu assassines ton père… J’ai du pain… pour
toi aussi… pour toi aussi…
    Il s’écroula. Il tenait encore son poing refermé sur un
petit morceau. Il voulut le porter à sa bouche. Mais l’autre se jeta sur lui et
le lui retira. Le vieillard murmura encore quelque chose, poussa un râle et
mourut, dans l’indifférence générale. Son fils le fouilla, prit le morceau et
commença à le dévorer. Il ne put aller bien loin. Deux hommes l’avaient vu et
se précipitèrent sur lui. D’autres se joignirent à eux. Lorsqu’ils se
retirèrent, il y avait près de moi deux morts côte à côte, le père et le fils. J’avais
seize ans.
     
    Dans notre wagon se trouvait un ami de mon père, Méir Katz. Il
avait travaillé à Buna comme jardinier et, de temps à autre, il nous apportait
quelque légume vert. Lui-même, moins mal nourri, avait mieux supporté la
détention. À cause de sa relative vigueur, on l’avait nommé responsable de
notre wagon.
    La troisième nuit de notre voyage, je m’éveillai soudain, sentant
deux mains sur ma gorge qui essayaient de m’étrangler. J’eus tout juste le
temps de crier : « Père ! »
    Rien que ce mot. Je me sentais étouffer. Mais mon père s’était
réveillé et avait agrippé mon agresseur. Trop faible pour le vaincre, il eut l’idée
d’appeler Méir Katz :
    — Viens, viens vite ! On étrangle mon fils !
    Quelques instants plus tard, j’étais libéré. J’ai toujours
ignoré pour quelle raison cet homme avait voulu m’étrangler.
    Mais quelques jours plus tard, Méir Katz s’adressa à mon
père :
    — Shlomo, je faiblis. Je perds mes forces. Je ne
tiendrai pas le coup…
    — Ne te laisse pas aller ! essayait de l’encourager
mon père. Il faut résister ! Ne perds pas confiance en toi !
    Mais Méir Katz gémissait sourdement au lieu de répondre :
    — Je n’en peux plus, Shlomo !… Qu’y puis-je ?…
Je n’en peux plus…
    Mon père le prit par le bras. Et Méir Katz, lui, l’homme
fort, le plus solide de nous tous, pleurait. Son fils lui avait été enlevé lors
de la première sélection, et c’est maintenant seulement qu’il le pleurait. Maintenant
seulement il craquait. Il n’en pouvait plus. Au bout du rouleau.
    Le dernier jour de notre voyage, un vent terrible se leva ;
et la neige n’arrêtait
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