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La nuit

La nuit

Titel: La nuit
Autoren: Élie Wiesel
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jamais,
comprends-tu ?
    Nous discutâmes ainsi un long moment. Je sentais que ce n’étais
pas avec lui que je discutais, mais avec la mort elle-même, avec la mort qu’il
avait déjà choisie.
     
    Les sirènes commencèrent à hurler. Alerte. Les lampes s’éteignirent
dans tout le camp. Les gardiens nous chassèrent vers des blocks. En un clin d’œil,
il n’y eut plus personne sur la place d’appel. On n’était que trop heureux de
ne pas devoir rester plus longtemps dehors, dans le vent glacial. Nous nous
laissâmes choir sur les planches. Il y avait plusieurs étages de lits. Les
chaudrons de soupe, à la porte d’entrée, n’avaient pas trouvé d’amateurs. Dormir,
cela seul comptait.
     
    Il faisait jour quand je m’éveillai. Je me rappelai alors
que j’avais un père. Lors de l’alerte, j’avais suivi la cohue sans m’occuper de
lui. Je savais qu’il était à bout de forces, au bord de l’agonie et pourtant je
l’avais abandonné.
    Je partis à sa recherche.
    Mais au même moment s’éveilla en moi cette pensée :
« Pourvu que je ne le trouve pas ! Si je pouvais être débarrassé de
ce poids mort, de façon à pouvoir lutter de toutes mes forces pour ma propre
survie, à ne plus m’occuper que de moi-même. » Aussitôt, j’eus honte, honte
pour la vie, de moi-même.
    Je marchai des heures durant sans le retrouver. Puis j’arrivais
dans un block où l’on distribuait du « café » noir. On faisait la
queue, on se battait.
    Une voix plaintive, suppliante, me saisit dans le dos :
    — Eliezer… mon fils… apporte-moi… un peu de café…
    Je courus vers lui.
    — Père ! Je t’ai cherché si longtemps… Où étais-tu ?
As-tu dormi ?… Comment te sens-tu ?
    Il devait brûler de fièvre. Comme une bête sauvage, je me
frayai un chemin vers le chaudron de café. Et je réussis à rapporter un gobelet.
J’en bus une gorgée. Le reste était pour lui.
    Je n’oublierai jamais la gratitude qui illuminait ses yeux
lorsqu’il avala ce breuvage. La reconnaissance d’une bête. Avec ces quelques
gorgées d’eau chaude, je lui avais sans doute procuré plus de satisfaction que
durant toute mon enfance…
    Il était étendu sur la planche… livide, les lèvres pâles et
desséchées, secoué de frissons. Je ne pus rester plus longtemps auprès de lui. Ordre
avait été donné de vider les lieux pour le nettoyage. Seuls les malades
pouvaient rester.
    Nous demeurâmes cinq heures dehors. On nous distribua de la
soupe. Lorsqu’on nous permit de regagner les blocks, je courus vers mon père :
    — As-tu mangé ?
    — Non.
    — Pourquoi ?
    — On ne nous a rien donné… Ils ont dit qu’on était
malade, qu’on allait mourir bientôt et que ce serait dommage de gâcher de la
nourriture… Je n’en peux plus…
    Je lui donnai ce qui me restait de soupe. Mais j’avais le
cœur gros. Je sentais que je lui cédais cela contre mon gré. Pas plus que le
fils de Rab Eliahou, je n’avais résisté à l’épreuve.
     
    De jour en jour il s’affaiblissait, le regard voilé, le
visage couleur de feuille morte. Le troisième jour après notre arrivée à
Buchenwald, tout le monde dut aller aux douches. Même les malades, qui devaient
passer les derniers.
    Au retour du bain, nous dûmes attendre longtemps dehors. On
n’avait pas encore achevé le nettoyage des blocks.
    Apercevant au loin mon père, je courus à sa rencontre. Il
passa près de moi comme une ombre, me dépassa sans s’arrêter, sans me regarder.
Je l’appelai, il ne se retourna pas. Je courus après lui :
    — Père, où cours-tu ?
    Il me regarda un instant et son regard était lointain, illuminé,
le visage d’un autre. Un instant seulement, et il poursuivit sa course.
     
    Atteint de dysenterie, mon père était couché dans son box, et
cinq autres malades avec lui. J’étais assis à côté, le veillant, n’osant plus
croire qu’il pourrait encore échapper à la mort. Pourtant, je faisais tout pour
lui donner de l’espoir.
    Tout d’un coup, il se dressa sur sa couchette et posa ses
lèvres fiévreuses contre mon oreille :
    — Eliezer… Il faut que je te dise où se trouvent l’or
et l’argent que j’ai enterrés… Dans la cave… Tu sais…
    Et il se mit à parler de plus en plus vite, comme s’il
craignait de n’avoir plus le temps de tout me dire. J’essayai de lui expliquer
que tout n’était pas encore fini, qu’on rentrerait ensemble à la maison, mais
lui ne voulait plus
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