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La nuit

La nuit

Titel: La nuit
Autoren: Élie Wiesel
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dernier voyage dans
des wagons plombés vers l’inconnu ? Et la découverte d’un univers dément
et froid où c’était humain d’être inhumain, où des hommes en uniforme
disciplinés et cultivés venaient pour tuer, alors que les enfants ahuris et les
vieillards épuisés y arrivaient pour mourir ? Et la séparation, dans la
nuit en flammes, la rupture de tous les liens, l’éclatement de toute une
famille, de toute une communauté ? Et la disparition d’une petite fille
juive sage et belle, aux cheveux d’or et au sourire triste, tuée avec sa mère, la
nuit même de leur arrivée ? Comment les évoquer sans que la main tremble
et que le cœur se fende à tout jamais ?
    Tout au fond de lui-même, le témoin savait, comme il le sait
encore parfois, que son témoignage ne sera pas reçu. Seuls ceux qui ont connu
Auschwitz savent ce que c’était. Les autres ne le sauront jamais.
    Au moins comprendront-ils ?
    Pourront-ils comprendre, eux pour qui c’est un devoir humain,
noble et impératif de protéger les faibles, guérir les malades, aimer les
enfants et respecter et faire respecter la sagesse des vieillards, oui, pourront-ils
comprendre comment, dans cet univers maudit, les maîtres s’acharnaient à
torturer les faibles, à tuer les malades, à massacrer les enfants et les
vieillards ?
    Est-ce parce que le témoin s’exprime si mal ? La raison
est différente. Ce n’est pas parce que, maladroit, il s’exprime pauvrement que
vous ne comprendrez pas ; c’est parce que vous ne comprendrez pas qu’il s’explique
si pauvrement.
    Et pourtant, tout au fond de son être il savait que dans
cette situation-là, il est interdit de se taire, alors qu’il est difficile
sinon impossible de parler.
    Il fallait donc persévérer. Et parler sans paroles. Et
tenter de se fier au silence qui les habite, les enveloppe et les dépasse. Et
tout cela, avec le sentiment qu’une poignée de cendres là-bas, à Birkenau, pèse
plus que tous les récits sur ce lieu de malédiction. Car, malgré tous mes
efforts pour dire l’indicible, « ce n’est toujours pas ça ».
    Est-ce la raison pour laquelle le manuscrit – écrit en
yiddish sous le titre : « Et le monde se taisait », traduit en
français d’abord et puis en anglais – fut rejeté par tous les grands éditeurs
parisiens et américains, et cela en dépit des efforts inlassables du grand
François Mauriac ? Après des mois et des mois, et des visites personnelles,
il finit par le placer.
    Malgré mes ratures innombrables, la version originale en
yiddish est longue. C’est Jérôme Lindon, le patron légendaire de la petite
maison d’édition prestigieuse Les Éditions de Minuit qui retravailla la version
française abrégée. J’ai accepté sa manière d’élaguer le texte, car je redoutais
tout ce qui pouvait paraître superflu. Ici, la substance seule comptait. Je
récusais l’abondance. Raconter trop m’effrayait plus que de dire moins. Vider
le fond de sa mémoire n’est pas plus sain que de la laisser déborder.
    Exemple : en yiddish, le récit s’ouvre sur ces
réflexions désabusées :
    Au commencement fut la foi, puérile ; et la confiance, vaine ;
et l’illusion, dangereuse. Nous croyions en Dieu, avions confiance en l’homme
et vivions dans l’illusion que, en chacun de nous, est déposée une étincelle
sacrée de la flamme de la Shekhina, que chacun de nous porte, dans ses
yeux et en son Âme, un reflet de l’image de Dieu.
    Ce fut la source sinon la cause de tous nos malheurs.
    Ailleurs, je rapporte d’autres passages du yiddish. Sur la
mort de mon père, sur la libération. Pourquoi ne pas les inclure dans cette
nouvelle traduction ? Trop personnels, trop intimes peut-être, ils doivent
rester entre les lignes. Et pourtant.
    Je me revois pendant cette nuit-là, l’une des plus
accablantes de ma vie :
    « Leizer (en yiddish pour Eliézer), mon fils, viens… Je
veux te dire quelque chose… À toi seul… Viens, ne me laisse pas seul… Leizer… »
    J’ai entendu sa voix, saisi le sens de ses paroles et
compris la dimension tragique de l’instant, mais je suis resté à ma place.
    C’était son dernier vœu – m’avoir auprès de lui au moment de
l’agonie, lorsque l’âme allait s’arracher à son corps meurtri –, mais je ne l’ai
pas exaucé.
    J’avais peur.
    Peur des coups.
    Voilà pourquoi je suis resté sourd à ses pleurs.
    Au lieu de sacrifier ma sale vie pourrie et le rejoindre,
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