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La nuit

La nuit

Titel: La nuit
Autoren: Élie Wiesel
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heures durant des clartés et des mystères de la Kabbale. C’est
avec lui que je commençai mon initiation. Nous relisions ensemble, des dizaines
de fois, une même page du Zohar. Pas pour l’apprendre par cœur, mais pour y
saisir l’essence même de la divinité.
    Et tout au long de ces soirées, j’acquis la conviction que
Moshé-le-Bedeau m’entraînerait avec lui dans l’éternité, dans ce temps où
question et réponse devenaient UN.
     
    Puis un jour, on expulsa de Sighet les Juifs étrangers. Et
Moshé-le-Bedeau était étranger.
    Entassés par les gendarmes hongrois dans des wagons à
bestiaux, ils pleuraient sourdement. Sur le quai de départ, nous pleurions
aussi. Le train disparut à l’horizon ; il ne restait derrière lui qu’une
fumée épaisse et sale.
    J’entendis un Juif dire derrière moi, en soupirant :
    — Que voulez-vous ? C’est la guerre…
    Les déportés furent vite oubliés. Quelques jours après leur
départ, on disait qu’ils se trouvaient en Galicie, où ils travaillaient, qu’ils
étaient même satisfaits de leur sort.
    Des jours passèrent. Des semaines, des mois. La vie était
redevenue normale. Un vent calme et rassurant soufflait dans toutes les
demeures. Les commerçants faisaient de bonnes affaires, les étudiants vivaient
au milieu de leurs livres et les enfants jouaient dans la rue.
    Un jour, comme j’allais entrer dans la synagogue, j’aperçus,
assis sur un banc, près de la porte, Moshé-le-Bedeau.
    Il raconta son histoire et celle de ses compagnons. Le train
des déportés avait passé la frontière hongroise et, en territoire polonais, avait
été pris en charge par la Gestapo. Là, il s’était arrêté. Les Juifs durent
descendre et monter dans des camions. Les camions se dirigèrent vers une forêt.
On les fit descendre. On leur fit creuser de vastes fosses. Lorsqu’ils eurent
fini leur travail, les hommes de la Gestapo commencèrent le leur. Sans passion,
sans hâte, ils abattirent leurs prisonniers. Chacun devait s’approcher du trou
et présenter sa nuque. Des bébés étaient jetés en l’air et les mitraillettes
les prenaient pour cibles. C’était dans la forêt de Galicie, près de Kolomaye. Comment
lui-même, Moshé-le-Bedeau, avait réussi à se sauver ? Par miracle. Blessé
à la jambe, on le crut mort…
    Tout au long des jours et des nuits, il allait d’une maison
juive à l’autre, et racontait l’histoire de Malka, la jeune fille qui agonisa
durant trois jours, et celle de Tobie, le tailleur, qui implorait qu’on le tue
avant ses fils…
    Il avait changé, Moshé. Ses yeux ne reflétaient plus la joie.
Il ne chantait plus. Il ne me parlait plus de Dieu ou de la Kabbale, mais
seulement de ce qu’il avait vu. Les gens refusaient non seulement de croire à
ses histoires, mais encore de les écouter.
    — Il essaie de nous apitoyer sur son sort. Quelle
imagination…
    Ou bien :
    — Le pauvre, il est devenu fou.
    Et lui, il pleurait :
    — Juifs, écoutez-moi. C’est tout ce que je vous demande.
Pas d’argent, pas de pitié. Mais que vous m’écoutiez, criait-il dans la
synagogue, entre la prière du crépuscule et celle du soir.
    Moi-même, je ne le croyais pas. Je m’asseyais souvent en sa
compagnie, le soir après l’office, et écoutais ses histoires, tout en essayant
de comprendre sa tristesse. J’avais seulement pitié de lui.
    — On me prend pour un fou, murmurait-il, et des larmes,
comme des gouttes de cire, coulaient de ses yeux.
    Une fois, je lui posai la question :
    — Pourquoi veux-tu tellement qu’on croie ce que tu dis ?
À ta place, cela me laisserait indifférent, qu’on me croie ou non…
    Il ferma les yeux, comme pour fuir le temps :
    — Tu ne comprends pas, dit-il avec désespoir. Tu ne
peux pas comprendre. J’ai été sauvé, par miracle. J’ai réussi à revenir jusqu’ici.
D’où ai-je pris cette force ? J’ai voulu revenir à Sighet pour vous
raconter ma mort. Pour que vous puissiez vous préparer pendant qu’il est encore
temps. Vivre ? Je ne tiens plus à la vie. Je suis seul. Mais j’ai voulu
revenir, et vous avertir. Et voilà : personne ne m’écoute…
    C’était vers la fin de 1942.
    La vie, ensuite, est redevenue normale. La radio de Londres,
que nous écoutions tous les soirs, annonçait des nouvelles réjouissantes :
bombardement quotidien de l’Allemagne, Stalingrad, préparation du deuxième
front, et nous, Juifs de Sighet, nous attendions les jours meilleurs
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