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La nuit

La nuit

Titel: La nuit
Autoren: Élie Wiesel
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droit de se baisser, chacun
avait sorti sa cuiller et mangeait la neige accumulée sur le dos de son voisin.
Une bouchée de pain et une cuillerée de neige. Cela faisait rire les S.S. qui
observaient ce spectacle.
    Les heures passaient. Nos yeux étaient fatigués de scruter l’horizon
pour voir apparaître le train libérateur. Ce n’est que fort tard dans la soirée
qu’il arriva. Un train infiniment long, formé de wagons à bestiaux, sans toit. Les
S.S. nous y poussèrent, une centaine par wagon : nous étions si maigres !
L’embarquement achevé, le convoi s’ébranla.

Chapitre VII
     
     
    Serrés les uns contre les autres pour tenter de résister au
froid, la tête vide et lourde à la fois, au cerveau un tourbillon de souvenirs
moisis. L’indifférence engourdissait l’esprit. Ici ou ailleurs – quelle
différence ? Crever aujourd’hui ou demain, ou plus tard ? La nuit se
faisait longue, longue à n’en plus finir.
    Lorsqu’enfin une éclaircie grise apparut à l’horizon, elle
me découvrit un enchevêtrement de formes humaines, la tête rentrée dans les
épaules, accroupies, s’entassant les unes contre les autres, comme un champ de
pierres tombales couvertes de poussière aux premières lueurs de l’aube. J’essayai
de distinguer ceux qui vivaient encore de ceux qui n’étaient plus. Mais il n’y
avait pas de différence. Mon regard s’arrêta longtemps sur un qui, les yeux
ouverts, fixait le vide. Son visage livide était recouvert d’une couche de
givre et de neige.
    Mon père était recroquevillé près de moi, enveloppé dans sa
couverture, les épaules chargées de neige. Et s’il était mort, lui aussi ?
Je l’appelai. Pas de réponse. J’aurais crié si j’en avais été capable. Il ne
bougeait pas.
    Je fus soudain envahi de cette évidence : il n’y avait
plus de raison de vivre, plus de raison de lutter.
    Le train stoppa au milieu d’un champ désert. Ce brusque
arrêt avait réveillé quelques dormeurs. Ils se dressaient sur leurs pieds et
jetaient un regard étonné autour d’eux.
    Dehors, des S.S. passaient en hurlant :
    — Jetez tous les morts ! Tous les cadavres dehors !
    Les vivants se réjouissaient. Ils auraient plus de place. Des
volontaires se mirent au travail. Ils tâtaient ceux qui étaient restés
accroupis.
    — En voilà un ! Prenez-le !
    On le déshabillait et les survivants se partageaient
avidement ses vêtements, puis deux « fossoyeurs » le prenaient par la
tête et les pieds et le jetaient hors du wagon, tel un sac de farine.
    On entendait appeler d’un peu partout :
    — Venez donc ! Ici, un autre ! Mon voisin. Il
ne bouge plus.
    Je ne m’éveillai de mon apathie qu’au moment où des hommes s’approchèrent
de mon père. Je me jetai sur son corps. Il était froid. Je le giflai. Je lui
frottai les mains, criant :
    — Père ! Père ! Réveille-toi. On va te jeter
du wagon…
    Son corps restait inerte.
    Les deux fossoyeurs m’avaient saisi au collet :
    — Laisse-le. Tu vois bien qu’il est mort.
    — Non ! criai-je. Il n’était pas mort ! Pas
encore !
    Je me remis de plus belle à le frapper. Au bout d’un moment,
mon père entrouvrit ses paupières sur des yeux vitreux. Il respira faiblement.
    — Vous voyez m’écriai-je.
    Les deux hommes s’éloignèrent.
    On déchargea de notre wagon une vingtaine de cadavres. Puis
le train reprit sa marche, laissant derrière lui quelques centaines d’orphelins
nus sans sépulture dans un champ enneigé de Pologne.
     
    Nous ne recevions aucune nourriture. Nous vivions de neige :
elle tenait lieu de pain. Les jours ressemblaient aux nuits et les nuits
laissaient dans notre âme la lie de leur obscurité. Le train roulait lentement,
s’arrêtait souvent quelques heures et repartait. Il ne cessait de neiger. Nous
restions accroupis tout au long des jours et des nuits, les uns sur les autres,
sans dire un mot. Nous n’étions plus que des corps frigorifiés. Les paupières
closes, nous n’attendions que l’arrêt suivant pour décharger nos morts.
     
    Combien de jours, combien de nuits de voyage ? Il nous
arrivait de traverser des localités allemandes. Très tôt le matin, généralement.
Des ouvriers allaient à leur travail. Ils s’arrêtaient et nous suivaient du
regard, pas autrement étonnés.
    Un jour que nous étions arrêtés, un ouvrier sortit de sa
besace un bout de pain et le jeta dans un wagon. Ce fut une ruée. Des dizaines
d’affamés
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