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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse
Autoren: Érik Emptaz
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quand les Anglais ont embarqué le perdant de Waterloo pour Sainte-Hélène. La fin d’une époque.
    À ceux qui n’ont pas le pied marin et me sollicitent, je prescris essentiellement de ne pas rester l’estomac vide. En trois jours de roulis, j’ai ainsi croisé des officiers supérieurs, une cantinière espagnole, un canonnier vétéran d’Aboukir, un vendeur allemand de bimbeloterie et colifichets et un domestique martiniquais, mais le dialogue a été réduit… Tous ces gens avaient plus envie de vomir que de parler !
    À défaut de conversation j’en ai profité pour me repérer sur ce bateau. 47 mètres de pont, ce n’est pourtant pas si long, surtout quand l’endroit est encombré de mâts, de cordages, de tonneaux et de caisses qui n’ont pas encore été descendus dans les cales. Mais c’est justement ce grand désordre qui fait que l’on s’égare facilement. D’autant qu’au milieu de tout ce bric-à-brac errent de nombreux passagers qui viennent de monter à bord sans avoir de place attribuée. Certains s’énervent en vain. D’autres, assis sur leur barda, attendent, fatalistes ou désespérés, que les marins reconnaissables à leurs chemises blanches et leurs pantalons bleus leur dégagent un recoin dans les batteries. Car c’est là, deux niveaux sous le pont principal, que sont installés d’office les derniers arrivants. Les canons ont été poussés et des paillasses ont été déroulées à même le plancher. La lumière entre par les sabords qui pour l’instant sont relevés. En mer, ce sera sans doute une autre affaire.
    Si tous sont sur le même bateau, chacun n’est pas logé à la même enseigne. Après avoir vu les conditions plus que sommaires dans lesquelles sont entassés tous ces gens, je ne me trouve pas trop mal loti dans mon coin d’entrepont. Rien à voir avec les cabines équipées de vrais lits et fenêtres dont disposent l’état-major et le gouverneur, à l’avant du bateau. Moi, j’ai un « cadre ». Un objet dont j’ignorais l’existence et l’usage avant, nécessité oblige, d’en faire l’emplette. Le cadre, c’est une sorte de tente suspendue dont le châssis de bois fait office de lit de camp. Cela évite une trop étroite intimité avec le bois humide, mais aussi avec les compagnons de voyage dont certains n’ont que leur chapeau sur les yeux pour s’isoler. « Le cadre c’est le confort du marin, l’aubaine du grand voyageur », m’a récité le petit homme barbu qui me l’a vendu à Rochefort, près de la corderie royale. C’est, bien sûr, beaucoup dire, mais je profite d’une quiétude pas désagréable dans cette couche de fortune censée aussi amoindrir les effets du roulis. L’objet est en grosse toile de voile, « armature acajou, mousqueton inaltérable, c’est le modèle “amiral”, vous en serez ravi, je vous offre le sac de couchage, le matelas est fourni », a encore argué le vendeur avant de me délester de 50 francs.
    Pour l’heure, j’essaye de m’assoupir. Surtout ne pas penser à Gabriele, ne pas sombrer à nouveau dans la mélancolie comme hier. Sur le pont, je m’efforce de regarder seulement vers le large, le phare et l’horizon, pour échapper aux souvenirs. Mais cette pauvre tactique est de bien peu d’effet. Je voudrais partir sans me retourner, je me retourne sans partir.
    Alors, dans mon cadre, je me distrais à des jeux imbéciles, à de dérisoires rêvasseries. Remplir le temps pour se vider la tête. L’auvent de toile est en partie ouvert et il fait assez sombre dans ce coin d’entrepont, mais je distingue à la lueur du lanterneau plusieurs cancrelats qui s’affairent fébrilement près de ma gourde. Une famille entière, sept gros cafards. Le plus mastoc est tout près de moi. Son corps oblong a cette couleur marron qu’ont les dattes confites, et de longues antennes. Il m’a vu mais ne fuit pas. Ces insectes ont pourtant un extraordinaire sens du danger. Le cafard s’arrête près d’une large tache de cambouis sur le teck calfaté. La vieille graisse de cabestan constitue-t-elle un mets de choix pour les blattes ? La bestiole, en tout cas, s’empiffre. Elle s’avance et, dans la pénombre, se confond avec la tache. Aux aguets, la botte droite bien en main, je m’apprête à la laminer net. Si j’y parviens avant de compter jusqu’à dix, ça me portera bonheur. Un, deux, trois, quatre, cinq… j’entrouvre lentement la toile, prêt à frapper… six, sept…
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