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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse
Autoren: Érik Emptaz
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pénitencier de Rochefort, etc. C’est ainsi que je suis devenu, comme l’indique ma feuille de route, « le volontaire Savigny Jean Baptiste » et me retrouve : « chirurgien surnuméraire de troisième classe à bord de la frégate La Méduse  ». À ce titre, et à compter du 7 juin 1816, c’est-à-dire de ce matin, je devrai veiller avec un soin particulier à la santé des hommes de la « Société philanthropique des explorateurs du Cap-Vert ». Cette raison sociale exotique compense l’intitulé subalterne de ma fonction, mais ne change pas grand-chose à ma situation.
    Par l’interstice des volets, j’aperçois la mâture courtaude de la barcasse à voiles qui doit m’amener par la Charente du port de Rochefort à l’île d’Aix où sont ancrés les vaisseaux de l’expédition. Je ne sais rien de celui sur lequel je dois embarquer, seulement son nom : La Méduse.
    Funeste idée que celle d’affubler une frégate d’un symbole si peu aimable ! L’évocation de ce monstre mythologique à la chevelure infestée de serpents ne me plaît guère. Et il ne me paraît pas du meilleur augure : on dit que cette créature transformait quiconque la regardait en pierre ! Quant à la version gélatineuse et urticante de l’animal qui s’échoue mollement sur les rivages, sacré modèle pour un bateau ! J’espère qu’il est solide, au moins !
    Je dois me présenter avant 12 heures au chirurgien-major. J’ai la gorge nouée. Je repense à ces jours où tout était prétexte à s’enlacer, ne quittant les draps que pour avoir le plaisir de s’y replonger… Gabriele s’est retournée, sur le dos, un genou relevé. Elle m’agrippe, et m’enfonce en elle sans préambule. Elle se donne et je la prends comme si j’allais la perdre, avec cette énergie désespérée que seule engendre la certitude intime et partagée de faire l’amour pour la dernière fois. C’est brutal et brûlant… Cent fois nous avons fait l’amour comme si nous allions être séparés dans l’instant. Un jeu dont ni l’un ni l’autre nous ne mesurions combien il était prémonitoire. Je ne sais si, d’où elle se trouve, Gabriele me voit. Je veux le croire, la sentir toute proche, comme une aura bienveillante. C’est puéril, mais cela m’aide à combattre le vertige de l’absence. La jarretière de soie qu’elle avait pour s’amuser passé à mon bras la première fois où nous nous sommes quittés serre toujours mon biceps. « Un lien sacré, avait-elle lancé en riant, maintenant entre nous c’est à la vie à la mort. » La mort, la mort, la mort. La mort stupide comme un cheval qui s’emballe, la mort soudaine sur le siège de moleskine d’une berline retournée dans un champ de blé mûr. Je voudrais cesser d’y penser. Oublier l’accident, évacuer les scories funéraires qui entachent ma peine : cette dernière vision d’elle dans un cercueil ouvert, et moi comme un voleur au fond d’une église sinistre. Respirer son odeur de stupre et de fleur d’oranger, pas ce mélange âcre et tenace de cierge et de fumée d’encens, de roses mortuaires et de lys écœurants. Oublier cette vision d’elle si pâle, si irréelle, dans l’apparat ridicule et solennel d’un catafalque noir. Ce visage au teint cireux d’image pieuse, enchâssé dans une boîte de chêne à poignées d’argent devant laquelle on s’incline en rang. Ne garder que notre complicité d’esprit, la connivence de nos corps. Cesser de me morfondre, de diluer le malheur dans les mots… passer à la suite. Elle aurait fait ce choix : la fuite en avant pour ne plus regarder en arrière. Il me reste une heure à peine avant de rejoindre le bord. Je vide le broc dans la cuvette de porcelaine fleurie qui encombre la table de toilette et y plonge la tête. L’eau est froide, j’y reste jusqu’à manquer d’air.

CHAPITRE II
    Nous sommes le 10 juin 1816 et je n’ai toujours pas posé un pied sur le bateau. La « Taverne du marsouin qui fume » pourrait sans difficulté s’appeler celle du merlan qui pue, tant l’odeur du poisson frit vous saisit le nez dès l’entrée. Les murs bas sont brunis d’une crasse graisseuse patinée par le temps et l’attrition. Assis autour des lourdes tables de bois sombre, sur lesquelles s’entrechoquent gobelets de vin et plats de poiscaille fumants, des soldats, des marins, des gardes-chiourme et des catins du port s’empiffrent et s’apostrophent dans un brouhaha enfumé.
    À
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