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La croix de perdition

La croix de perdition

Titel: La croix de perdition
Autoren: Andrea H. Japp
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avait décidé de chercher une main qui soit digne de la sienne, une main d'ange qu'il pourrait former. La joliesse, la finesse de traits de Gilbert, qui auraient pu le faire passer pour une pucelle dans d'autres vêtements, l'avaient induit en erreur. Henri s'était d'abord obstiné, incapable de l'admettre, sans doute parce que la seule clarté qui illuminait encore sa vie était suspendue à la transmission de son talent à un autre. Vaincre la vieillesse, vaincre le saccage des ans en guidant la main de son successeur. Autant l'accepter aujourd'hui : Gilbert, avec sa joviale indifférence pour les choses de l'art et de l'esprit, s'était révélé une cruelle désillusion, à un moment où l'enlumineur se sentait glisser en dedans de lui, et où il avait cru que le jeune homme serait le fils spirituel qui le prolongerait par-delà le temps meurtrier. Henri en avait voulu à Gilbert de n'être pas ce qu'il cherchait, d'autant que l'âge n'avait pas ralenti son assaut. Aux douleurs de mains du vieil enlumineur s'étaient ajoutés progressivement des emballements de cœur et des peines de poitrine qui le pliaient parfois, le déséquilibrant au point qu'il aurait pu choir. La mort rampait vers lui. Pire, elle avançait à visage découvert, éternel vainqueur des existences humaines.
    Perdu dans ses pensées, il ne se rendit compte que l'adolescent attisait un brasier de brindilles et de bois tombé 15 en l'éventant du bas de sa robe de bure que lorsqu'une médiocre chaleur frôla ses genoux. Il tendit la main afin de récupérer la tranche de pain de seigle et de froment et le bout de fromage que lui proposait Gilbert. Ravi de ses petits larcins de la veille, le moinillon s'exclama en tirant une boutille 16 de sa bougette :
    – Et que voyons-nous là ? Un élixir qui devrait nous réchauffer les intérieurs. Un clairet de l'année. Sans doute un peu frais, mais à défaut de grives…
    L'adolescent avala une longue gorgée à même le goulot et passa la bouteille à son mentor.
    L'alcool aigrelet ravagea le gosier d'Henri. Pourtant, une chaleur bienvenue s'infiltra bien vite dans ses veines. Un chagrin mêlé de désespoir suffoqua le vieux moine. Il était encore temps de reculer, de rebrousser chemin, de rendre ce jeune homme à l'ennui sans heurt du monastère. Une mésange à tête bleue, les plumes ébouriffées de froid, se posa non loin d'eux, ses pattes grêles dérapant sur la neige. Elle battit des ailes pour se rétablir et patienta. La jolie tête ronde s'inclina, de droite, puis de gauche, son regard vif passant de leurs mains au feu. Elle sautilla avec prudence, se rapprochant d'eux.
    – Elle a faim, traduisit Henri en lui jetant quelques miettes de son pain.
    Le chatoyant oiseau voleta vers cette manne, piquant du bec nerveusement, avalant avec voracité.
    Avant qu'Henri n'ait compris et pu intervenir, Gilbert avait façonné une boule de neige tassée et en visait l'oiseau qui s'envola pour se percher sur une branche basse avant de disparaître.
    – Pourquoi avoir fait cela ? demanda l'enlumineur d'un ton blessé. Elle cherchait juste de quoi ne pas mourir de faim.
    – Stupide oiseau, grommela l'autre. Pardon, mon maître, mais nous n'avons point tant de vivres que nous puissions les dilapider pour une inutile créature.
    Le chagrin disparut, seul demeura le désespoir.
    – Aucune créature n'est inutile. La joliesse de celle-ci égaye nos jours.
    Gilbert leva les épaules en signe d'excuses. Tout à son proche futur, il revint à la seule chose qui le préoccupait :
    – Maître, je suis sans nom, sans famille et sans fortune. Je ne suis pas très habile de mes mains et ne connais pas de métier. Comment me débrouillerai-je dans le siècle ?
    – Ne t'inquiète. Mes amis te guideront, du moins les premiers temps. Ils sont de bon conseil et toujours heureux d'aider.
    Rasséréné sur son sort, le jeune homme réfléchit. Certes, il serait toujours reconnaissant à ce vieillard de lui avoir permis de s'enfuir du lieu d'ennui et de privations où il avait passé toute sa vie. Grâce au frère écolâtre, le monde s'offrait à lui. Cela étant, il n'avait nulle intention de traîner un tel fardeau, d'autant que frère Henri ne dérogeait pas à la règle qui sévissait dans tous les monastères : les vieux ordonnaient, les jeunes obéissaient. Gilbert avait soupé d'obéir. Tout à sa joie d'imaginer son proche futur, il ne lui avait pas traversé l'esprit que, sans naissance et
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