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Enfance

Enfance

Titel: Enfance
Autoren: Nathalie Sarraute
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conte de Noël… et qui de plus est ma maison natale.  
    — Et pourtant quelque chose l’empêche de figurer parmi « les beaux souvenirs d’enfance » comme y avait droit la maison de ton oncle.  
    — Je le sais bien : c’est l’absence de ma mère. Jamais elle n’y apparaît un seul instant.  
    — Elle serait apparue si tu étais de ceux qui ont le don de conserver des souvenirs remontant très loin… c’est tout juste si chez certains ils ne remontent pas à leur naissance…  
    — Oui mais moi, je n’ai pas cette chance… rien n’est resté de ce qui a précédé mon départ d’Ivanovo, à l’âge de deux ans, rien de ce départ lui-même, rien de mon père, ni de ma mère, ni de Kolia avec qui, je l’ai su depuis, nous sommes, elle et moi, parties à Genève d’abord, puis à Paris.  
     
    Mais il n’y a pas que ma mère qui soit absente de cette maison. De tous ceux qui devaient s’y trouver quand j’y revenais de temps à autre pour quelques semaines, je ne vois que mon père… sa silhouette droite et mince, toujours comme un peu tendue… Il est assis au bord d’un divan et moi installée sur ses genoux, tournée vers les hautes fenêtres entièrement voilées d’un rideau blanc… Il m’apprend à les compter… est-ce possible ? pourtant je m’en souviens clairement… je compte jusqu’à dix, plus une, la dernière, qui fait onze…  
     
    Je me tiens debout devant lui entre ses jambes écartées, mes épaules arrivent à la hauteur de ses genoux… j’énumère les jours de la semaine… lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche… et puis, lundi, mardi… « Ça suffit maintenant, tu les sais… – Mais qu’est-ce qui vient après ? – Après tout recommence… – Toujours pareil ? Mais jusqu’à quand ? – Toujours. – Même si je le répète encore et encore ? Si je le dis toute la journée ? Si je le dis toute la nuit ? ça va revenir de nouveau, lundi, mardi, toujours ? – Toujours, mon petit idiot… » sa main glisse sur ma tête, je sens irradiant de lui quelque chose en lui qu’il tient enfermé, qu’il retient, il n’aime pas le montrer, mais c’est là, je le sens, c’est passé dans sa main vite retirée, dans ses yeux, dans sa voix qui prononce ces diminutifs qu’il est seul à faire de mon prénom : Tachok ou le diminutif de ce diminutif : Tachotchek… et aussi ce nom comique qu’il me donne : Pigalitza… quand je lui demande ce que c’est, il me dit que c’est le nom d’un petit oiseau.  
    J’aime passer la main sur ses joues maigres, un peu rugueuses, serrer leur peau entre mes doigts pour la soulever, chatouiller sa nuque… il me repousse gentiment… et aussi parfois, quand il ne s’y attend pas, lui donner un gros baiser dans le creux de l’oreille et voir comme assourdi il y enfonce un doigt qu’il agite en secouant la tête… fait mine de se fâcher… « Quel jeu stupide… »  
    Il parle souvent français avec moi… je trouve qu’il le parle parfaitement, il n’y a que ses « r » qu’il prononce en les roulant, je veux lui apprendre… Écoute quand je dis Paris… écoute bien, Paris… maintenant dis-le comme moi… Paris… mais non, ce n’est pas comme ça… il m’imite drôlement, en exagérant exprès, comme s’il s’éraflait la gorge… Parrris… Il me rend la pareille en me faisant prononcer comme il faut le « r » russe, je dois appuyer contre mon palais puis déplier le bout retroussé de ma langue… mais j’ai beau essayer… Ah, tu vois, c’est toi maintenant qui ne peux pas y arriver… et nous rions, nous aimons nous amuser ainsi l’un de l’autre…  
     
    Mon père seul reste présent partout. Il me semble maintenant que les objets autour de nous sont maniés par des êtres invisibles.
    Une cuiller ramasse avec précaution, en faisant le tour tout au bord où c’est moins chaud, la délicieuse bouillie de semoule au lait qui s’étale en un grand rond dans mon assiette… la cuiller se lève jusqu’à ma bouche pour que je souffle…
    Une cuiller emplie de confiture de fraises s’approche de mes lèvres… je détourne la tête, je n’en veux plus… elle a un goût affreux, je ne la reconnais pas… que lui est-il arrivé ? dans sa bonne saveur de toujours quelque chose s’est glissé… quelque chose de répugnant s’y dissimule… elle me fait mal au cœur, « Je ne l’aime pas, ce n’est pas de la vraie confiture de fraises. –
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