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Enfance

Enfance

Titel: Enfance
Autoren: Nathalie Sarraute
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fleuve, où se trouvent les magasins, où s’élève la haute tour blanche entourée près de son sommet d’un balcon… Même de loin, de notre rive, on voit une silhouette qui se penche à la balustrade, elle émet des sons étranges qui ressemblent à des cris, à des chants. Notre calèche traverse à gué le large fleuve, l’eau monte plus haut que le marchepied, couvre presque le poitrail des chevaux, mais il ne faut pas avoir peur, il ne peut rien nous arriver, le cocher connaît bien le chemin… et nous voici enfin sur la terre ferme, les chevaux montent sur l’autre rive, nous roulons au trot sur la route blanche vers la pâtisserie, les boutiques de livres, de jouets, de souliers… ma tante examine ceux que j’ai aux pieds, déjà usés, bientôt trop petits… À toi aussi, il en faut d’autres…  
     
    Dans la chambre très claire, bleue et blanche, de ma tante, il y a sur la coiffeuse toutes sortes de flacons. Ils contiennent des parfums, de l’eau de Cologne. En voici un vide, qu’elle va jeter dans la corbeille, mais je la retiens… « S’il te plaît, ne le jette pas, donne-le-moi… »
    Nous voici, le flacon et moi, seuls dans ma chambre. Je le tourne avec précaution en tous sens pour mieux voir ses lignes arrondies, ses surfaces lisses, son bouchon ovale taillé à facettes… On va commencer par enlever ce qui t’enlaidit… d’abord ce vilain ruban qu’on a noué autour de ton goulot… et puis là, sur le devant, cette épaisse étiquette jaune et luisante… je la soulève par un bout et je tire… elle s’enlève facilement, mais elle laisse à sa place une couche blanchâtre sèche et dure que j’amollis en l’humectant avec un petit chiffon ou un bout de coton trempé dans l’eau du broc, et elle se détache par minces lambeaux qui roulent sous mon doigt… mais tout n’est pas parti, il reste un fin dépôt qu’il faut gratter avec un canif, en prenant garde de ne pas rayer le verre… Voici le flacon débarrassé de tout ce qui le déparait, nu, et prêt pour sa toilette. Je l’emplis d’eau, je le secoue pour bien le vider, pour qu’il ne conserve pas la moindre trace de ce qu’il contenait, je le savonne et puis je le rince dans la cuvette. Après je le sèche avec ma serviette et quand il est bien sec, je me mets à le faire luire en le polissant avec un coin de la couverture de mon lit ou avec un de mes vêtements de lainage. Alors il apparaît dans toute son éclatante pureté… Je le tends vers la fenêtre pour le présenter à la lumière, je l’emporte au jardin pour que le soleil le fasse étinceler… le soir, je le contemple sous la lampe… Rien ne nous menace, personne ne viendra me l’enlever, Lola ne s’occupe que de ses poupées, Petia pose sur lui un regard vide.
    J’en ai maintenant plusieurs, tous différents, mais chacun à sa manière est splendide.  
    Une collection alignée sur ma cheminée, à laquelle personne d’autre que moi – on me l’a promis – n’a le droit de toucher.  
    Quand j’en emporte un avec moi, je le tiens enveloppé, je ne veux pas que des regards, des paroles frivoles puissent l’atteindre.  
     
    — Il est étrange que cette passion pour les flacons ait disparu dès ton départ.  
    —  C’est vrai, je n’en ai emporté aucun. Peut-être parce que j’avais cessé d’y jouer pendant tout le temps où j’ai été malade… une de ces maladies sans gravité, mais contagieuse… était-ce la varicelle ? la rubéole ? Dans ma chambre, un peu assombrie par un grand arbre, avec une porte ouvrant sur celle de maman, je suis couchée dans mon petit lit contre le mur du fond, je reconnais que j’ai beaucoup de fièvre à la présence… ils ne manquent jamais d’être là quand mon corps, ma tête brûlent… des petits bonshommes déversant sans fin des sacs de sable, le sable coule, se répand partout, ils en déversent encore et encore, je ne sais pas pourquoi ces monceaux de sable et l’agitation de ces petits gnomes me font si peur, je veux les arrêter, je veux crier, mais ils ne m’entendent pas, je n’arrive pas à pousser de vrais cris.
    Quand la fièvre est tombée, je peux m’asseoir dans mon lit… Une femme de chambre envoyée par ma tante fait le ménage, refait mon lit, me lave, me coiffe, me donne à boire, me nourrit…
    Maman est là aussi, mais je ne la vois qu’assise à la table en train d’écrire sur d’énormes pages blanches qu’elle numérote avec de gros chiffres,
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