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Enfance

Enfance

Titel: Enfance
Autoren: Nathalie Sarraute
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qu’elle couvre de sa grande écriture, qu’elle jette par terre à mesure qu’elle les a remplies. Ou alors maman est dans un fauteuil en train de lire…  
    — Sois juste, il lui est arrivé pendant cette maladie de venir s’asseoir près de ton lit avec un livre.  
    —  C’est vrai, et pas avec un livre à elle, avec un livre à moi… je le vois maintenant, je le connaissais bien… c’était une édition pour enfants de la Case de l’oncle Tom. Un grand livre cartonné, illustré de gravures grisâtres. Sur l’une d’elles on voyait Elisa sautant de glaçon en glaçon avec son enfant dans les bras. Sur une autre, l’oncle Tom mourant et en face, sur l’autre page, la description de sa mort. Elles étaient toutes deux légèrement gondolées, des lettres étaient effacées… elles avaient été tant de fois trempées de mes larmes…
    Maman me lit de sa voix grave, sans mettre le ton… les mots sortent drus et nets… par moments j’ai l’impression qu’elle ne pense pas beaucoup à ce qu’elle lit… quand je lui dis que j’ai sommeil ou que je suis fatiguée, elle referme le livre très vite, il me semble qu’elle est contente de s’arrêter…
    —  Tu sentais cela vraiment à ce moment ?  
    — Je crois que oui, je le percevais, mais je ne portais sur elle aucun jugement … n’était-il pas naturel qu’un livre pour enfants n’intéresse pas une grande personne qui aime lire des livres difficiles ? C’est seulement à la fin, quand je me suis levée, quand j’allais descendre au jardin…  
    — Là se terminent les « beaux souvenirs » qui te donnaient tant de scrupules… ils étaient trop conformes aux modèles…  
    — Oui… ils n’ont pas tardé à retrouver l’avantage de ne ressembler qu’à soi… Debout dans ma chambre, encore pas très solide sur mes jambes, j’ai entendu par la porte ouverte maman disant à je ne sais qui : « Quand je pense que je suis restée enfermée ici avec Natacha pendant tout ce temps sans que personne ne songe à me remplacer auprès d’elle. » Mais ce que j’ai ressenti à ce moment-là s’est vite effacé…  
    — S’est enfoncé, plutôt…  
    — Probablement… assez loin en tout cas pour que je n’en voie rien à la surface. Il a suffi d’un geste, d’un mot caressant de maman, ou simplement que je la voie, assise dans son fauteuil, lisant, levant la tête, l’air surpris quand je m’approche d’elle et lui parle, elle me regarde à travers son lorgnon, les verres agrandissent ses yeux mordorés, ils paraissent immenses, emplis de naïveté, d’innocence, de bonhomie… et je me serre contre elle, je pose mes lèvres sur la peau fine et soyeuse, si douce de son front, de ses joues.  

 
    Comme dans une éclaircie émerge d’une brume d’argent toujours cette même rue couverte d’une épaisse couche de neige très blanche, sans trace de pas ni de roues, où je marche le long d’une palissade plus haute que moi, faite de minces planchettes de bois au sommet taillé en pointe…  
    — C’est ce que j’avais prédit : toujours la même image, inchangeable, gravée une fois pour toutes.  
    — C’est vrai. Et en voici une autre qui apparaît toujours au seul nom d’Ivanovo… celle d’une longue maison de bois à la façade percée de nombreuses fenêtres surmontées, comme de bordures de dentelle, de petits auvents de bois ciselé… les énormes stalactites de glace qui pendent en grappes de son toit étincellent au soleil… la cour devant la maison est couverte de neige… Pas un détail ne change d’une fois à l’autre. J’ai beau chercher, comme au « jeu des erreurs », je ne découvre pas la plus légère modification.  
    — Ah, tu vois…  
    — Oui… mais je ne peux pas y résister, cette image immuable, j’ai envie de la palper, de la caresser, de la parcourir avec des mots, mais pas trop fort, j’ai si peur de l’abîmer… Qu’ils viennent encore ici, qu’ils se posent... à l’intérieur de la maison, dans cette grande pièce aux murs très blancs… le parquet luisant est jonché de tapis de couleurs… les divans, les fauteuils sont recouverts de cotonnades à fleurs… de grands baquets contiennent toutes sortes de plantes vertes… dans les fenêtres, entre les doubles vitres, est étalée une couche de ouate blanche saupoudrée de paillettes d’argent. Aucune maison au monde ne m’a jamais paru plus belle que cette maison. Une vraie maison de
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