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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident
Autoren: Rocquet
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souvient-il de Vermeer et de Degas en peignant ce qui est peut-être le portrait de sa sœur. Sans doute est-ce une sorte d’hommage à la peinture ancienne, à la tradition, à « la vie humble, aux travaux ennuyeux et faciles » qui, dit Verlaine, est « une œuvre
de choix qui veut beaucoup d’amour ». Mais l’aiguille est ici celle d’une machine à coudre : noire, brillante, au centre de la composition. Cette jeune fille est de son temps. Elle est moderne. Hopper aussi est un peintre moderne, un peintre de son temps, américain, dont les tableaux accueilleront le téléphone, noir, la machine à écrire, noire, de la secrétaire ; le percolateur nickelé, chromé, dans le bar ouvert la nuit.
    Il entendait, il écoutait, tôt le matin, tard le soir, dans la chambre à côté de la sienne, à Nyack, au temps d’enfance et de jeunesse, le mouvement régulier et doux de l’aiguille, le silence entre les reprises ; il croyait entendre le bruit de la pédale qu’un pied de femme actionne, comme le plancher d’un harmonium, et qui, par un bercement de berceau, change cette allée et venue, ce va-et-vient, ce jeu de balançoire, ce mouvement vertical, cette obstination de l’aiguille, en fil, en couture, en à-plat. Le mouvement vertical se changeant en un mouvement circulaire qui à son tour se change en mouvement vertical, cependant que l’étoffe, comme un flot, horizontal, avance, et puis se casse, se plie, se plisse, s’amasse. Ce mécanisme et ces rouages, cette invention, l’émerveillaient. Il écoutait ce bruit tranquille, domestique, laborieux. Le bruit des choses les peint dans notre esprit. Il est aux objets ce que l’ombre est au corps. Le bruit du vent dans les arbres dessine la forme des feuilles et des branches, et donne forme au vent. Et le bruit a sa propre couleur.
    Machine à coudre, noire comme le piano des jeunes filles de l’autre siècle, et de ce siècle. Machine à coudre noire comme la machine à écrire de celles qui seront, jusqu’à la retraite, secrétaires, dans des bureaux sans grâce, classant des dossiers et des factures dans des
armoires de métal. Mouvement du pédalier et de la courroie, de la petite roue et de la grande, qui fait songer aux bielles de la locomotive… Ce corps étrange, fuselé, qui évoque l’insecte et ne ressemble à aucun autre outil. Ces parois et ces appuis de fonte ouvragée ; comme une cage ornée du nom du fabricant, Singer. Comment le peintre moderne pourrait-il être de son temps s’il n’intégrait dans sa peinture tous ces décors et ces objets, ces machines qui ont l’âge de l’Amérique ?
    La femme et l’aiguille, le tissu, la couture, la broderie, le fil : thème où se rejoignent les Parques, figures de la vie et de la mort, et l’Annonciation, puisque la Vierge est parfois représentée, quand survient l’ange, non lisant comme dans une cellule monacale le Livre ligne à ligne, fil à fil, le Texte, dans la clôture et le silence de la chambre virginale, dans sa solitude, recueillie en elle-même, attentive au fil de voix de l’ange, de la voix divine, qui dès le Fiat tisse en elle le corps et le sang, le fil écarlate, la vie éternelle du fils de Dieu fait homme en cette femme, cette jeune fille… Non point lisant au Livre de vie, ouvert et cependant clos, au livre que la parole de l’ange à cet instant ouvre en elle et pour nous par l’accomplissement de la prophétie des prophéties ; mais filant ou tissant le voile du Temple, linge sacré ; fileuse ou tisserande que toutes les générations proclameront bienheureuse. Thème ancien de l’aiguille et du fil ; mais voici le rouet de jadis devenu cette roue et cette courroie, ce nouvel outil, cette machine . Cette machine à coudre qui surgit chez Lautréamont, et le fascine, comme la dentellière, Vierge Marie profane, éclairée par la lumière de Hollande, fascina Dalí.
    Le fil, dans la peinture, est la finesse même. À peine visible, séparant le visible et l’invisible, l’ombre et la
lumière, la nuit et le jour, comme celui qui, à la tombée du jour, au coucher du soleil, décide, pour les musulmans, de l’instant où rompre le jeûne. Dans le travail de couture s’y ajoute la pointe, le point, la piqûre. Mais l’aiguille n’est pas l’épingle. L’épingle fixe et traverse, l’aiguille n’est aiguille que par un chas, la très mince fente ; d’où la salive, mouillant le fil ; et le coup d’œil précis de l’enfant, de la
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