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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident
Autoren: Rocquet
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jeunesse, la main qui doit être sûre, sans aucun tremblement ; lorsque ni les yeux ni la main, tremblante, de l’aïeule, si habile jadis, ne peuvent plus guider le fil dans l’ouverture infime de l’aiguille, la fissure, la cible ; et c’est le moment de se souvenir d’une parole de l’Évangile sur les chameaux et les riches, le royaume des Cieux ; l’instant de penser à la finesse nécessaire de l’œil du cœur, qui discerne la porte invisible de l’invisible, le rai de lumière du royaume du ciel intérieur. La porte très étroite qui donne sur l’infini.
    Parfois aiguille ou épingle, la pointe blesse d’un point imperceptible le doigt ; une goutte de sang, une perle se forme et fait songer à la rose, à son épine. C’est ainsi qu’une princesse, au temps des fuseaux, des quenouilles, devint la Belle au Bois dormant, jusqu’à ce qu’un prince la réveille ; comme la blanche neige de l’hiver se change en blanches fleurs d’un verger, neige odorante et bientôt manne savoureuse… On rêverait sur ces chemins de contes et de peinture, d’enfance. On se dirait que la couseuse ou la brodeuse n’est pas seulement un modèle pour le peintre, un modèle parfait pour sa pose dans la lumière du jour à la fenêtre, ou de la chandelle qu’un globe de cristal augmentait à la façon d’une loupe ; mais un modèle, encore, dans un autre sens : exemple pour le peintre lui-même, appelé, incité à se vouloir toujours l’œil le plus fin, la vue la
plus fine, la main la plus sûre. Hopper, peignant la jeune couseuse, eut-il à l’esprit ces résonances 3  ? La machine est venue changer cela, introduisant le rouage, le bruit qu’il engendre, là où régnait la main seule, la délicatesse des doigts, le silence, un silence habité par le bruit du temps, bruit de l’horloge et de son balancier, parfois bruit du vent contre la vitre, la fenêtre ; la main, le silence, l’odeur de cire et de linge des meubles anciens, usés, bienveillants, que les arrière-grands-parents avaient vus dans leur enfance et entendus grincer et s’ouvrir. Rimbaud fut attendri par ces merveilles.
    Comme les anges de Van Eyck pressent du pied le plancher mobile de l’harmonium ou de l’orgue, tirant, des tuyaux et de leur savante mesure, de leur proportion, des souffles qui semblent descendre du ciel, y remonter, harmonie consolatrice ; et comme Renoir et Degas ne se lassèrent pas de traduire sur la toile l’harmonie des jeunes filles au piano, et Van Gogh peignit au piano mademoiselle Gachet, dans la maison de son père à Auvers-sur-Oise, de même qu’il la peignit au jardin, parmi les fleurs ; et comme au temps de Watteau les peintres peignaient les jeunes filles au clavecin, lieu de roman et de romances, de soupirs, de confidences, de main frôlées le temps de tourner une page, de mots d’amour qui se déguisent en paroles substituées aux vers authentiques, Hopper conjugue la jeune fille moderne et cette mécanique dont le bruit, régulier, continu, s’arrêtant net, repartant, ressemble moins au cliquettement d’un moulin, d’un métier à tisser, à l’averse sur les vitres de la fenêtre ou d’une serre, qu’au bruit de la mitraille. (Et cette aiguille me fait penser à la machine qui, chez Kafka, inscrit la
sentence sur la peau et le dos du condamné, page qu’aveuglément déchiffre sa douleur ; et qui le tue.)
    Ainsi l’ouvrage est-il exécuté , la main dépossédée de son charme, et presque de sa grâce. La vitesse et son bruit, la mécanique, ont pris le pouvoir jusque dans la maison, jusque dans la chambre des jeunes filles. Bientôt crépiteront dans les bureaux les rafales des machines à écrire, autres machines à coudre ; et leur clavier : ce piano, ce télégraphe… Machines à écrire, engins et instruments de commerce et de guerre, du pouvoir. Bientôt les jeunes filles porteront les cheveux courts, sous des chapeaux-cloches ou tête nue. On les verra courir sur la piste des stades, sportives. Elles joueront au tennis, jupe courte comme un tutu. Elles rouleront à bicyclette, jambes nues, conduiront des automobiles, des ambulances, piloteront des aéroplanes. Elles fumeront comme les hommes, dans les cafés, sur les terrasses. Elles seront stars du muet, du parlant. Elles danseront sans aucun voile sur la scène des music-halls. Elles auront des amants comme ils ont des maîtresses. Elles seront infirmières sur le front, sous leur voile marqué d’une croix
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