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Confessions d'un enfant de La Chapelle

Confessions d'un enfant de La Chapelle

Titel: Confessions d'un enfant de La Chapelle
Autoren: Albert Simonin
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je me suis révélé incapable. Déjà, je peine à administrer, toutes les deux heures, sa potion à mon père. Ma garde devant être vigilante, un matelas a été disposé dans la pièce, près de la fenêtre, un réveil au timbre garni de ouate pour en réduire la stridence est posé près de ma tête, et me tire en sursaut du sommeil. Selon les nuits, l’absorption du médicament se trouve être plus ou moins facilitée par celui que je commence à considérer comme mon malade . Parfois, les mâchoires soudées, il refuse la cuillerée de potion que je me sens tenu de lui imposer. Hors de propos, dans ces cas extrêmes, de tenter de le raisonner ; dans la chambre voisine, dorment Lucienne, Yvonne et Fernande, dont je veux respecter le sommeil. Ultime ressource, pincer irrespectueusement le nez de mon pauvre père qui, privé d’air, ouvre cette fois toute grande la gargue, le temps suffisant pour y enfourner le médicament.
    Une semaine de cet office m’a plongé dans une sorte d’hébétude permanente, de confusionnisme où se télescopent le déroulement du jour, de la nuit, la fuite des heures, des jours, l’appréhension de me trouver dénoncé comme malhonnête par la môme du bureau Eaton ; celle de me voir réclamer son dû par le vieux Nadler, de manquer mes débuts chez Picot. Je me vois, par moments, errant au pourchas du plus mince des emplois, viré de partout, repoussé de toute part, naufragé du labeur nourricier. Ma tronche ne sécrétait plus que des pensées saumâtres se succédant en enchaînements arbitraires, entre de très courts moments de lucidité et de plus fréquents glissements vers une torpeur invincible, déchirante lors de la reprise de conscience. J’en étais venu à haïr le timbre du réveil me rappelant au devoir, et je devais lutter ferme contre la tentation d’espacer les prises de médicaments de quatre heures en quatre heures, et non de deux en deux. D’autant qu’après huit journées de ce traitement, le plus clair effet de cette potion paraissait devoir être le jaillissement chaque demi-heure, sur les lèvres du malade, d’un amas de glaires verdâtres, qu’un affaiblissement du souffle ne lui permettait plus d’expulser. Il fallait les recueillir prestement, avant que les mouches, qui avaient fait leur apparition, ne viennent s’y poser. J’avais à cet effet, dans un placard, toute une provision de mouchoirs de priseur de toile rude, amples, et ornés de filets violets, seul héritage, avec une tabatière de corne, du grand-père Gonin, qui avait de son temps pétuné.
    *
    Le réveil vient-il de tinter, ou bien ai-je dans l’esprit le tintement précédent ? Suis-je le jouet d’une persistance sonore ?… Les paupières soudées par la fatigue, je tente d’émerger au fond du sommeil, un poids douloureux à la base du front et derrière les châsses. Par les fentes des volets clos, des rais de lumière où dansent des poussières tombent sur mon grabat. La lampe Pigeon qui sert de veilleuse est éteinte. Ce détail me remet en pensée la chronologie du petit matin. Ma belle-sœur Yvonne, partant pour son ministère, après la potion de huit heures administrée, m’a dit en soufflant la calbombe :
    — Tu as deux bols de jus dans la cafetière !… Du pain et du beurre dans le buffet !…
    D’évidence, la sonnerie du réveil, je ne l’ai pas rêvée. Me levant, je vérifie : les aiguilles indiquent dix heures un quart. Quinze minutes de décalage du médicament ne doivent pas être si graves. Je vais y remédier illico, puis me taper un bon bol de caoua ; Yvonne le fait suffisamment corsé pour que ma somnolence se dissipe. J’ouvre la fenêtre, repousse les volets, et demeure quelques secondes pétrifié de l’apparence de mon père. Sa respiration sifflante est devenue rauque. Lui, habituellement immobile à l’horizontale, a croché à deux mains sa couverture et paraît vouloir se dresser en équerre, le regard fixé dans l’angle gauche de l’alcôve, où rien ne peut attirer son attention, je le vérifie.
    — Je vais te donner ta potion !…
    J’ai parlé à voix amortie pour ne pas le surprendre, mais vainement. Le pauvre n’a pas dévié son regard sur moi. Je tente de le replacer sur son oreiller, de lui faire lâcher la couverture, et dois, pour vaincre la crispation de ses mains, forcer un à un ses pauvres doigts aux phalanges diaphanes. Sans pour autant percevoir ma présence, et toujours braquant les yeux sur le
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