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Cheyenn

Cheyenn

Titel: Cheyenn
Autoren: François Emmanuel
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pourquoi on l’aime, disait-elle, on le prend avec tout son monde, c’est une chose sacrée et mystérieuse, il entre dans l’intimité de votre vie et plus tard, quel que fût le désastre, on se remémore ces premiers moments comme des moments ineffaçables. Ce disant, elle avait accompagné ses mots d’un geste de la main appuyée contre sa poitrine et je sais qu’alors je l’ai interrompue une première fois pour lui demander la permission d’enregistrer notre conversation. Elle n’a dit ni oui ni non, m’a regardé en silence installer le micro et l’enregistreur et j’ai pris cela pour un acquiescement. Par la suite, dans le silence nappé désormais par le bruit de souffle de la machine, j’ai bien dû m’apercevoir que quelque chose avait changé, son timbre de voix était devenu plus métallique, elle surveillait davantage ses paroles. Ils avaient donc vécu quelques mois ensemble, un peu moins d’une année, puis elle avait eu peu à peu le sentiment de n’exister à ses yeux que par intermittence, ne s’était pas vraiment lassée de lui mais de la vie qu’il lui faisait mener, de ce quelque chose, disait-elle, qui toujours échappait, ne pouvait jamais se construire, rendait leur liaison incertaine, sans lendemain ni perspective. Un jour il lui avait bien fallu prendre la décision de le quitter et être elle-même à l’origine de cette rupture. Un arrachement, dit-elle dans un souffle, car de toute évidence elle l’aimait encore à ce moment-là. Découvrant ensuite qu’il rôdait dans son quartier, la suivait dans ses déplacements, l’attendait devant sa porte, au point qu’elle commençait à prendre peur de sortir seule la nuit, peur d’une possible violence, même si jamais, au grand jamais, il n’avait eu envers elle le moindre geste de menace. Les lettres avaient commencé plus tard, après qu’il eut disparu de sa vie pendant un assez long temps. Elles étaient envoyées par la poste ou fourrées sans timbre dans sa boîte. C’étaient des lettres très folles, avec des associations poétiques saugrenues, une sorte d’écriture scandée, martelée, bizarre qui n’appartenait qu’à lui. Un jour il était revenu se planter devant chez elle, demeurant des heures entières sur le trottoir d’en face au point que les voisins s’étaient inquiétés et qu’elle avait fini par le laisser entrer, se retrouvant en tête à tête avec une espèce de grand fou tragique, personnage de l’au-delà, au visage dévoré de barbe et qui la dévisageait de ses yeux brûlants, lui parlait et répondait pour elle comme si elle faisait partie du théâtre de ses propres voix. Alors, elle l’avait pris doucement par la main, l’avait conduit chez sa sœur, s’était fait invectiver par le mari de celle-ci tandis qu’il grelottait dans le fond de la voiture sans oser sortir. Avait dû se résoudre à le laisser dans un service d’urgences psychiatriques, ne s’était pas renseignée par la suite pour savoir ce qu’il était devenu. Jusqu’à ce que reprenne assez vite le manège des lettres, tout un courrier qu’elle ne pouvait pas lire, qu’elle ne pouvait jeter. Sentiment d’être pour cet homme le seul maillon d’humanité vivante et d’être pourtant dans l’impossibilité de tendre une main vers lui. Elle marqua un brusque temps d’arrêt, murmura soudain cette phrase : le délire de l’autre nous dévore, puis ouvrit la chemise de carton où étaient fourrées en pagaille toutes sortes de feuillets déchirés, crasseux, parfois une page arrachée d’un carnet spiralé, parfois une feuille de magazine, un paysage noir et blanc où courait son écriture au Bic bleu à grandes majuscules et ce nom de CHEYENN. Un temps elle parut s’absorber en silence à la lecture d’une des lettres. C’est pour moi mais c’est pour personne, sourit-elle amèrement, puis sans transition : je me souviens, je récitais dans un café littéraire des poèmes de Leopardi et c’est ainsi que tout avait commencé… Comme elle paraissait soudain plus ouverte je me risquai à lui demander si elle accepterait de lire une lettre à voix haute afin que je filme cette lecture, fût-ce un court instant. Elle leva les yeux sur moi et inexplicablement parut consentir. J’ai pensé plus tard à la comédienne incapable de refuser une sollicitation, mais sans doute y avait-il surtout ce besoin d’aller jusqu’au bout, dans la zone de confidence où nous étions entrés, ne pas se
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